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L’EMPOISONNEUR

syllabes et semblait perdue dans un rêve lointain et mélancolique. Jeannette revenait toujours de ces visites le cœur serré par la pitié et la crainte.

La Françoise fut libérée sans que Jeannette en fut prévenue. Quand elle vint réclamer l’enfant à une voisine qui s’était chargée de la garder pendant qu’elle cherchait de l’ouvrage, Jeannette avait appris avec stupeur que la mère était venue très excitée chercher sa fille. Inquiète, elle se rendit rue Demontigny où un horrible spectacle s’offrit à sa vue.

La petite Blanche pleurait essayant de repousser la femme ivre-folle qui voulait lui faire ingurgiter un verre de whisky.

— Tiens ! ma chérie, disait-elle, c’est ça qui te guérira !… Les docteurs sont des ânes. Moi, j’étais malade !… Malade à mourir !… Eh bien ! j’ai bu ! j’ai bu !… Et maintenant, je suis guérie !… Ce matin, c’est tout juste si je pouvais marcher et à c’t’heure, je vole, tu vois, je vole !… Allons, bois, ma chérie ! Bois, pour guérir ! Tu ne veux pas boire !… Folle !… oui, folle, folle !… Tu es folle !… Bois !… Bois, je le veux !… Mais bois donc !…

Jeannette, surmontant sa frayeur, s’était élancée et le verre avait été s’écraser contre le mur. La Françoise se tourna vers la nouvelle venue qui fut terrifiée de l’expression hagarde de ses yeux :

— Ah ! te voilà, voleuse !… Voleuse comme ton père !… Tu viens me voler ma fille !… Mais tu ne l’auras pas !… Je la tuerai plutôt !…

Brandissant la bouteille vide, la folle marchait vers l’enfant. Jeannette poussa un cri et se cramponnant à elle, lutta de toutes ses forces. Malgré sa folie, la Françoise était beaucoup plus robuste que la jeune fille qu’elle coucha d’une main sur la table, levant son arme redoutable comme une massue.

Jeannette, à demi étranglée, résignée à mourir, ferma les yeux et implora sa maman défunte ; la bouteille s’abattit mais mal dirigée par une main fébrile, frappa la table à un pouce du front et se brisa. La main se leva une seconde fois, ensanglantée, mais armée du goulot brisé. À ce moment, deux bras vigoureux enlaçaient la Françoise, la maîtrisant ; le cri de Jeannette avait été entendu et des voisins accouraient juste à temps pour la sauver.

On dût attacher la forcenée et quand l’ambulance spéciale arriva, elle avait succombé à une crise de « delirium tremens ».


X

ÉTOILE !


Les habitués du Théâtre Capitol n’ont pas oublié le succès retentissant obtenu en septembre 1925 par une jeune chanteuse canadienne joignant une beauté exceptionnelle à un rare talent : Mlle Lise de Beauval.

Les affiches et les journaux portaient en énormes caractères le nom de la séduisante vedette de 24 ans, mais pour tous ceux qui l’approchaient, sa vie était un véritable mystère. On ne lui connaissait ni mari, ni ami, bien qu’elle eût un fils âgé de six ans et jamais elle ne parlait de son passé ; on supposait qu’elle avait eu un violent chagrin d’amour, que peut-être elle avait été bernée par un homme, prenant les autres en aversion. Toujours est-il que, bien qu’elle fut extrêmement courtisée, elle éconduisait avec une douceur mais une fermeté inflexible ceux qui, épris de ses charmes, osaient lui faire la cour.

Ayant acquis dans son art une grande notoriété, elle commandait un énorme salaire qui lui permettait de vivre, dans les premiers hôtels, accompagnée de son fils et suivie d’une femme de chambre et d’un chauffeur, car, devant visiter une nouvelle ville chaque semaine, elle avait décidé de faire le voyage en automobile.

Sa femme de chambre, une petite brunette montréalaise, avait été fort heureuse que le Capitol de Montréal fut sur le circuit de sa maîtresse, car c’est dans cette ville que travaillait son fiancé, maître d’hôtel dans un « palace » moderne, justement celui où, sur son conseil, Lise de Beauval était descendue, ce que d’ailleurs elle regretta un instant, la soubrette lui annonçant au bout de deux jours qu’elle la quitterait pour se marier dès qu’elle aurait pu lui trouver une remplaçante.

Un après-midi, aussitôt après la représentation, Lise avait donné ordre au chauffeur de la conduire, ainsi que son fils, au Parc Lafontaine. Elle désirait revoir ce lieu où bien souvent sa maman l’avait conduite quand elle n’était qu’une fillette innocente et heureuse.