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L’EMPOISONNEUR

cachette, lui apportant des nouvelles de la petite Blanche, sollicitant un secours, racontant les vexations qu’elle endurait et pleurant. Pour tout autre que Jeannette, le spectacle de cette vieille pocharde dévergondée, aux chairs effondrées, au masque couperosé, ravagée par les chagrins d’amour, eût été du plus intense burlesque, mais le cœur tendre de la jeune fille n’y voyait que la douleur et elle joignait ses larmes pures, ses larmes d’ange terrestre, aux larmes de damnée de la ribaude.

Cette dernière devait aussi apporter les lettres adressées par Hector, mais chose étrange, aucune ne lui parvint après son déménagement.

Jeannette, dans sa candeur, ne pouvait soupçonner que le compagnon de sa belle-mère eût l’âme assez perverse pour se venger de son dédain en détruisant les lettres de son fiancé. Elle écrivit plusieurs lettres, le suppliant de lui dire franchement si ses intentions étaient changées, et, ne recevant pas de réponse, elle finit par croire que les beaux yeux de Miss Arabella avaient ensorcelé le jeune homme et qu’il avait oublié son serment.

Sentant bien que jamais elle ne pourrait reprendre son cœur, pour le donner à un autre, elle raya l’amour de sa vie, pour la consacrer au devoir, à la résignation. Il lui en fallut d’ailleurs, de la résignation, du stoïcisme, car le malheur la frappait à coups répétés, comme si son innocence avait dû payer pour les fautes des siens.

D’abord, la Françoise, subjuguée par l’homme qui dominait son cœur et ses sens, reprit son ancien métier d’empoisonneuse. Honteuse de sa faiblesse, elle cacha longtemps cette situation à Jeannette qui finit cependant par l’apprendre et supplia la malheureuse de lui confier la petite Blanche plutôt que de l’élever dans les hideurs de la maison de vice ; mais sur ce point, la pocharde fut intraitable ; son enfant était sa seule consolation dans sa misérable vie et personne ne la lui enlèverait.

Personne ?… Oui.

Soit que la Providence veillât sur la fillette, soit qu’elle fût lasse des turpitudes de la mère indigne, les détectives vinrent un jour fermer le débit et emmener ses occupants.

Alors, Jeannette obtint facilement de prendre soin de l’enfant, tandis que la Françoise resterait sous les verrous ; mais d’autres soucis vinrent l’empêcher de s’en réjouir.

Ses clientes ne lui commandant plus d’ouvrage, elle se décida à aller les solliciter ; elle se vit partout éconduite ; on ne lui pardonnait pas d’être la fille d’une femme pensionnée à Fullum.

Des jours sombres s’écoulèrent. Elle connut la lutte pour la vie. Chaque matin, elle se mettait en chasse, le cœur plein d’espérance, pour rentrer le soir fatiguée, découragée, abattue.

On demandait des vendeuses dans les grands magasins ; elle se présentait, espérant que sa connaissance des deux langues lui permettrait de gagner un salaire raisonnable ; on lui offrait celui des débutantes six piastres par semaine. Le travail de bureau eût été un peu plus rémunérateur mais elle n’avait pas l’instruction nécessaire pour le solliciter.

Elle chercha partout et fut bien obligés de constater — comme beaucoup d’autres hélas ! — qu’une jeune fille seule ne peut pas gagner à Montréal de quoi vivre, pendant les années d’apprentissage.

Les petites annonces ne lui apportèrent que déceptions et rancœurs. Attirée par des promesses alléchantes, elle se voyait faire des offres ridicules ou suspectes. Peu à peu, ses petites économies se fondaient et elle se demandait avec angoisse si bientôt elle devrait voir la petite Blanche privée des soins qui lui étaient nécessaires.

Sa situation était réellement inextricable, en effet, si, comme beaucoup l’ont déjà constaté, une jeune fille seule ne peut pas gagner sa vie, comment pourrait-elle assurer la pension et les soins d’une petite malade. De plus, elle n’avait pas ses coudées franches pour chercher de l’ouvrage, car la petite infirme ne pouvait être laissée seule ; à la longue, la complaisance des voisines s’était lassée ; et puis, ne lui fallait-il pas promener la pauvre enfant qui, privée de l’usage de ses jambes atrophiées, ne pouvait prendre l’air que véhiculée dans une voiturette ?

Jeannette allait aussi rendre visite à la Françoise, à la prison des femmes ; elle lui apportait des nouvelles de l’enfant, lui cachant ses craintes et ses difficultés ; elle trouvait la misérable femme morne, abattue, prenant à peine soin de sa personne malgré la surveillance des religieuses. La prisonnière ne répondait que par mono-