dupée Joseph Lespérance recevait les cent trente piastres qui lui restaient dues et Jeannette rapportait triomphalement à la maison le papier, signé de la main de Françoise et reconnaissant la dette, seule trace du crime de son père. Elle apportait en outre soixante-dix belles piastres qui allaient permettre d’acheter mille petites choses dont on s’était depuis longtemps privé.
Par un de ces paradoxes fréquents dans l’existence, cet argent ramena le malheur dans le modeste appartement. La Françoise jugea que Mademoiselle Juliette avait été bien bonne et qu’il lui fallait assister à son enterrement ; ensuite, revenue au logis accompagnée par un vague cousin, jeune bellâtre, paresseux et lâche, elle déclara que puisqu’on était riche, on devait prendre un peu de bon temps.
Après avoir peiné pendant un an pour l’accomplissement du devoir, après avoir calculé, ménagé pour tenir une promesse sacrée, de se voir tout à coup délivrée de l’engagement onéreux et en possession de beaux billets dont l’emploi urgent ne se faisait pas sentir, elle éprouva un besoin pressant de plaisir et, malgré ses quarante-six ans, son cœur gonflé, ses narines palpitantes appelèrent Bacchus et Cupidon, l’alcool et l’amour.
L’un amenant l’autre transformèrent la place en une journée et le lendemain, Jeannette, désemparée, découragée se leva silencieusement et sortit, éprouvant le besoin de respirer, de quitter l’atmosphère vicié par les relents de whiskey et par la présence insolite de l’étranger.
Cette situation intolérable pour l’honnête enfant se prolongea et le triste individu devint le maître du foyer ; d’un cynisme révoltant, il ne se gênait pas pour dire à la Françoise que ses charmes flétris n’avaient pour lui aucun attrait, mais qu’il l’endurerait tant qu’il trouverait chez elle bon gîte et bonne table. La malheureuse, cramponnée à cette dernière étincelle réveillée dans son vieux cœur, acceptait lâchement insultes et exigences, se contentant de pleurer et de noyer son chagrin dans l’ancien « chum » retrouvé, le flacon de whiskey.
L’âme noble de Jeannette se révoltait contre cette odieuse promiscuité et le séjour dans ce milieu morbide lui répugnait chaque jour davantage. La tentation la prenait, de plus en plus fréquente, et forte, de fuir cette maison, où elle avait connu jadis des jours calmes et heureux, auprès de sa vraie maman et où, maintenant, ne résonnaient que cris et blasphèmes.
Cependant, la pensée qu’après son départ, Blanche serait privée de ses soins, de son aide, deviendrait peut-être une enfant martyre, entre cet homme privé de tout bon sentiment et cette mère, dénuée de volonté, la retenait, décidée à se dévouer à une œuvre de charité envers la pauvre infirme sans défense.
Bientôt, la Françoise, toute à sa folie d’amour et de boisson, ne put travailler utilement et la jeune fille se trouva seule à soutenir la maisonnée, augmentée du parasite arrogant. Elle travailla avec plus d’ardeur, résignée à gravir son calvaire en silence, pour ne pas chagriner Françoise, pour protéger Blanche, et un peu aussi par crainte de « l’inconnu » qui guettait sa proie dans le grand Montréal.
Elle se serait peut-être sacrifiée longtemps ainsi, si le triste individu n’avait lui-même provoqué son départ par ses assiduités insultantes. Révoltée, elle soulagea son cœur devant le couple hideux, donnant à choisir entre sa présence et celle du vilain monsieur.
Hélas en glissant pour la seconde fois sur la pente du vice, la Françoise avait accéléré sa chute ; malgré les semences de piété et d’honnêteté qu’avaient fait germer Jeannette dans ce cœur inculte, le terrain était trop habitué aux mauvaises herbes pour que celles-ci ne vinssent pas l’envahir de nouveau et reprendre le dessus.
Jeannette comprit que l’avantage n’était pas de son côté ; que la Françoise serait même satisfaite de voir disparaître une rivale possible, une superbe créature évoquant une comparaison dangereuse pour elle et provoquant, quoiqu’involontairement, les désirs de son chevalier servant.
Écœurée, Jeannette rassembla ses hardes et s’enfuit pour se chercher une chambre. Elle visita ses clientes, les informant de sa nouvelle adresse et continua courageusement la lutte pour la vie.
Bien que son « ami » le lui eût défendu, la Françoise venait quelquefois la voir en