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L’EMPOISONNEUR

gué, Hector l’avait suivi sans protestation ; d’ailleurs, on ne protestait pas avec Mister Baldwin ; il n’en laissait le temps à personne.

— Il est une heure, dit-il à sa femme, en entrant dans l’appartement ; je dois me rendre au terrain, Arabella garde le lit, naturellement ; tu resteras auprès d’elle.

— Et ma caisse ?

— Hector la tiendra.

— Vous, monsieur ?

— Après ça, si le métier lui plaît, il nous suivra.

— Oh ! il vous plaira, Monsieur Labelle, il vous plaira ! s’exclama Miss Arabella dont les joues étaient subitement redevenues roses.

Et c’est ainsi qu’Hector Labelle devint premier caissier du cirque Baldwin.


IX

LA LUTTE POUR LA VIE


Une année s’était écoulée, paisible, mais laborieuse, dans le petit logement de la rue Demontigny, depuis la désertion du chef de famille.

Jeannette, dont les travaux de broderie étaient maintenant de petits chefs d’œuvre, ne manquait pas d’ouvrage et faisait de bonnes semaines, sans être obligée de quitter la petite Blanche, âgée maintenant de quatre ans et clouée dans un fauteuil par la paralysie.

Françoise, qui n’avait jamais appris aucun métier, ne se rebutait d’aucune besogne ; en ménages et lavages, elle gagnait aussi un salaire raisonnable et, chaque mois, l’ancien patron de Joseph recevait douze piastres à déduire sur le montant volé. Le travail avait chassé la boisson qu’une gaieté de bon aloi et une saine activité remplaçaient dans l’humble logis ; encore une année comme celle qui s’achevait et la dette serait éteinte, l’honneur racheté.

Une tendre correspondance s’échangeait entre Jeannette et Hector, qui ne lui cachait rien de ses tribulations et des difficultés qu’il rencontrait à faire fortune, mais cela n’était pas pour diminuer l’affection de la brave fille. Au contraire, tout ce qu’il endurait, dans le but de rendre leur avenir plus heureux, le rendait plus cher à son cœur ; il était devenu son héros, son chevalier et, chaque soir elle priait Dieu de le protéger et de le conduire au succès, à l’instar des « damoiselles » de l’ère féodale faisant des vœux pour leur paladin parti aux Croisades.

Il y avait cependant une ombre légère à son bonheur : le nom de miss Arabella, venu trop souvent d’abord sous la plume de son correspondant, puis évité plus tard — ce qui semblait plus grave — éveillait en elle une vague jalousie. Bien qu’elle ne cessât pas d’avoir confiance en son fiancé, elle avait comme un pressentiment que la brune écuyère serait la « femme néfaste » des cartomanciennes.

Hector avait joint à une de ses lettres une petite photographie de kodak le montrant avec la famille Baldwin et Jeannette, dans sa modestie, avait trouvé la jeune fille infiniment plus jolie qu’elle-même, pensant qu’Hector, vivant à ses côtés, ne pourrait manquer de s’en apercevoir ; de plus, son instinct féminin lui avait fait saisir l’expression tendre du regard de miss Arabella posé sur le jeune caissier du cirque.

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Un nouveau deuil vint frapper la famille Lespérance. La tante de Jeannette, Mademoiselle Juliette, fut emportée par une terrible maladie, dont les ravages se multiplient depuis quelques décades, le cancer. Quand elle sentit sa dernière heure venue, la vieille fille fit venir sa nièce et lui tint ce langage :

« Ma petite Jeannette, je t’ai toujours beaucoup aimée parce que tu es courageuse et bonne. Il faut pardonner à ton père, car cette femme, avec qui tu vis encore, a été la cause de son déshonneur. C’est d’ailleurs pourquoi vous ne m’avez pas vue depuis la mort de ta pauvre mère… que j’irai retrouver ce soir même.

« Je m’étais constitué une rente viagère, de sorte que je n’ai pas grand-chose à te laisser, mais voici pour toi une enveloppe contenant deux cents piastres. Je ne dois rien à personne et les frais de mon enterrement sont couverts par une assurance.

« Maintenant, laisse-moi, car on vient de sonner ; c’est le prêtre. Adieu, mon enfant. Dès ce soir, mes souffrances seront terminées. »

Le lendemain, la manufacture qu’avait