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L’EMPOISONNEUR

ser vers le lit où la jeune fille reposait.

Miss Arabella avait ce qu’on est convenu d’appeler une beauté « frappante » son regard sombre et ses boucles noires lui donnaient bien une expression sauvage, mais dès qu’elle souriait, sa figure énergique s’éclairait et devenait charmante.

En ce moment, enfouie dans la dentelle des oreillers, son fin profil rendu plus délicat encore par sa pâleur, la main gracieusement tendue, avec son plus doux sourire et l’expression de tendre reconnaissance qui émanait de ses yeux, elle était ravissante.

— Je suis Miss Arabella Baldwin, dit-elle aimablement ; voici mon père et ma mère. Comment vous appelez vous ?

— Hector Labelle, répondit le jeune homme.

— Eh bien ! Monsieur Labelle, vous m’avez sauvé la vie au péril de la vôtre. Je vous en devrai une reconnaissance éternelle.

— Vous ne me devez rien du tout, mademoiselle, car je suis trop heureux que le hasard m’ait permis d’empêcher un affreux malheur.

— Comment vous sentez-vous, Monsieur Labelle ?

— Moi ?… Mais, parfaitement bien, mademoiselle. Et vous ?

— Oh ! moi, je suis très malade ; vous comprenez, j’avais très chaud et l’eau était un peu froide ; j’ai eu une sorte de congestion, c’est ce qui a provoqué mon évanouissement. Heureusement que… que vous étiez là !

En murmurant ces derniers mots, elle avait repris la main du jeune homme ; une douce pression et un regard éloquent disaient, en même temps que son immense gratitude, sa grande sympathie.

— Eh bien ! s’écria Mister Baldwin, voici l’heure du dîner.

— Oh ! je veux rester auprès de mon enfant, s’exclama la grosse dame.

— Well… je vous enverrai le commis ! Allons ! arrive, Hector !

Le bonhomme avait le tutoiement facile ; c’était ce qu’on appelle un homme tout rond, n’y allant pas par quatre chemins. Hector venait de sauver sa fille, il l’aimait, ce garçon et le considérait comme un membre de la famille.

— Papa, s’écria soudain Miss Arabella, tu ne m’as pas encore donné des nouvelles de Jupiter ?

— Pardonne-moi, ma chère enfant, mais j’ai été obligé de lui faire sauter la cervelle, pour lui éviter des souffrances inutiles.

— Que me dis-tu là ?… Mais sa blessure ne le rendait pas infirme ?

— Non, mais il a eu comme toi une congestion ; seulement, la sienne était plus grave, il avait eu plus chaud ou peut-être était-il moins robuste. Toujours est-il qu’on ne pouvait le sauver, tandis que le docteur répond de toi.

— Oh ! tu l’as tué, papa ! Tu l’as tué !

— Il le fallait, mon enfant… pour l’empêcher de souffrir.

La jeune fille ne l’écoutait plus. Blottie dans son oreiller, elle sanglotait ! Madame Baldwin, affolée, tentait en vain de la consoler ; le manager, sentant l’émotion le gagner, toussa, se raidit et répéta d’un ton bourru :

— Allons ! arrive, Hector !

Dans le hall de l’hôtel, un homme attendait, plein d’anxiété ; c’était l’automobiliste maladroit. Il s’élança au devant de Mister Baldwin :

— Eh bien, monsieur ?…

— Fluxion de poitrine, mais le docteur répond d’elle.

— Merci à Dieu !… Et… le cheval ?

— Fluxion de poitrine ! J’ai dû l’abattre.

— Je m’en doutais. Voici mon chèque.

Le manager examina le papier et fut sans doute satisfait car il tendit la main à son interlocuteur en déclarant :

— O. K. Sans rancune.

Puis, le plantant là, il se dirigea vers la salle à manger, suivi d’Hector.

Après dîner, l’imprésario attira son jeune compagnon dans le fumoir et, après avoir sorti d’énormes cigares, il déclara :

— Tu as sauvé mon enfant. Comment puis-je te remercier ?

— Mais vous en avez déjà fait beaucoup trop…

— Pour la vie de ma fille ?… Tu veux rire ?… Voyons ! à quoi travailles-tu ?

— À me chercher de l’ouvrage, répondit Hector avec humour.

— Tu sais compter ?

— Très bien.

— Alors, parfait ! Arrive, Hector !

Il était déjà dans l’ascenseur. Subju-