Page:Nel - L'empoisonneur, 1928.djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.
31
L’EMPOISONNEUR

direction de Cochrane, il y en a un demain ; pour Québec, vous devrez attendre après-demain.

— Si je ne vous nuis pas trop, je préfère attendre après-demain.

— Oh ! vous partirez quand vous voudrez !… À une condition toutefois !

— « Laquelle ? » demanda peureusement Joseph, qui sentait venir l’interrogatoire redouté.

La réponse surprenante vint aussitôt le rassurer :

« À la condition que vous ne chercherez jamais à savoir qui je suis. J’ai choisi ce genre de vie pour fuir le monde, pour l’oublier ! Je suis Paul, prospecteur. Un point, c’est tout !

— Et moi, je suis Joseph… »

Il s’arrêta net, ne sachant quel état se donner. L’homme avait dit :

« Je suis Paul, prospecteur ! »

Pouvait-il répondre :

« Je suis Joseph, ouvrier ! » ?

Ouvrier ? il ne l’était plus et d’ailleurs ce titre ne pouvait justifier sa présence dans la forêt. Il ne pouvait dire non plus :

« Je suis Joseph, voleur ! »

Pourtant, il sentait que l’homme attendait. Il fallait dire quelque chose. Presque malgré sa volonté, ces paroles sortirent de ses lèvres :

« Je suis Joseph,… fugitif ! »

L’homme eut un haut-le-corps. Certes, il n’était pas curieux, mais pour un futur compagnon, la recommandation n’était pas des meilleures. Aussi prit-il la liberté d’interroger :

« Fugitif ?… Pourquoi ?… Vol ?

— Non !

— Pour… meurtre ?

— Oh ! ça non ! mille fois non !

— Alors, quoi ?

— Une rixe… une histoire de femme ! »

Il avait dit cela sans trop savoir pourquoi, à bout d’argument ; cependant, il comprit de suite qu’il avait touché un point sensible, car les traits de Paul se contractèrent, une tristesse profonde voila son regard et c’est presqu’avec sympathie pour le nouveau venu qu’il murmura :

« Ah ! les femmes !… les femmes !… » Et, furtivement, il essuya une larme.


VIII

BALDWIN’S CIRCUS


Depuis quinze jours, la ville de Sudbury, ainsi que ses environs, était inondée de placards rutilants ; des circulaires aux dimensions proches de celles d’une page de journal étaient distribuées à profusion, vantant les mérites et la grâce de Miss Arabella Baldwin, fille du propriétaire du cirque et écuyère de talent, les grimaces et l’esprit d’Augusto, le célèbre clown italo-américain, la puissance et l’adresse des éléphants dressés, la beauté et la férocité des fauves, l’audace et l’énergie des dompteurs, les hideurs des phénomènes, les prouesses des acrobates.

Enfin, attendu par la foule impatiente des gamins, le train spécial était arrivé, ayant très belle allure avec ses wagons écarlates sur lesquels se détachait, en lettres d’or, le titre ronflant :


« BALDWIN’S CIRCUS »


D’un wagon-lits, étaient descendus Mister Baldwin, sa femme et sa gracieuse fille, ainsi que quelques vedettes ; une automobile avait aussitôt emporté ce groupe privilégié vers le « Nickel Range », l’hôtel « select », où les chambres se trouvaient retenues par l’agent d’avance.

Des autres wagons à couchettes, sensiblement moins confortables, le reste du personnel débarquait prestement, tandis que les chevaux et les fauves étaient tirés hors des fourgons.

Au même moment, un convoi arrivait par route, composé de camions également du plus bel incarnat, traînant des remorques chargées de matériel.

Sous la direction de chefs d’équipe à cheval, le cirque se montait avec une rapidité déconcertante ; en un instant, le terrain vague s’était transformé en une véritable ruche d’abeilles, mais tout se faisait dans un silence remarquable, avec une discipline toute militaire.

L’immense tente s’était dressée, tandis que, simultanément, une rue y conduisant se construisait.

D’abord, deux « side-shows », se faisant vis-à-vis, étalaient leurs toiles peintes, sur lesquelles ressortaient en couleurs voyantes les portraits impressionnants d’Astral, le devin mystérieux, du fumeur de cigarettes, invraisemblablement décharné, de la femme colosse, étalant ses deux cent cinquante livres au-dessus du nom imprévu de Mlle Mignonne, de la joyeuse bande hawaïenne,