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L’EMPOISONNEUR

tait retrouvé dans un bon lit que la perspective de la prison l’avait obligé à fuir ; enfin, il frissonnait au souvenir du terrible voyage qu’il avait fait, dissimulé sous un wagon de marchandises.

Le train avait roulé sans arrêt pendant des heures et des heures, dans la nuit ; le jour était venu comme on quittait Cochrane pour s’engager sur la ligne de Québec, et le train roulait toujours.

Enfin, il ralentit pour prendre un wagon à la station de Carter’s. Il faisait grand jour. Sitôt le train arrêté, Joseph, les membres endoloris et presque gelés, sortit de sa cachette et se laissa glisser à terre. Il allait se faufiler entre les roues quand le convoi se remit en marche. Joseph se jeta à plat ventre, concentrant toute sa volonté à rester immobile tandis qu’au-dessus de lui, dans une cacophonie diabolique, passaient les wagons du monstre de fer.

Le bruit diminua, s’éloigna… Péniblement, peureusement, Joseph se dressa sur ses coudes ; il n’était pas au bout de ses émotions. Il avait été vu, le convoi stoppait et l’équipe, composée de cinq hommes, en descendait dans l’intention de lui porter secours, mais lui, ne se sentant pas la conscience tranquille, bondit sur le côté de la voie et s’enfonça dans les bois.

Bientôt, son étrange conduite le faisant passer pour un voleur de trains, il eut à sa poursuite cinq gaillards déterminés, dont il entendait derrière lui les appels.

Rassemblant les forces qui lui restaient, il courut droit devant lui et c’est ce qui le sauva ; les hommes, obligés de fouiller les taillis pour voir s’il ne s’y cachait pas, ne pouvaient aller aussi vite que lui, qui fuyait éperdument, sans réfléchir ; ils durent renoncer à la poursuite et Joseph, n’entendant plus leurs appels, sentit ses nerfs se détendre et s’évanouit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant, il était à l’abri, dans une tente, couché sur un lit de feuilles sèches ; son estomac ne criait plus famine, et sa main, soigneusement pansée, ne le faisait plus souffrir.

Que devait-il faire ?

Rechercher la voie ferrée et attendre le train du lendemain ? Mais sa présence dans les parages devait être signalée.

D’un autre côté, en admettant que son hôte consentît à le garder comme compagnon, ce ne serait pas sans exiger quelques éclaircissements sur sa personnalité et ses antécédents.

Il en était là de ses réflexions quand un bruit de pas lui parvint ; il se blottit sous sa couverture, se dissimulant le plus possible et feignant de dormir, mais cependant à l’aguet. En effet, bien qu’il fût vraisemblable que son compagnon soit de retour, il n’était pas impossible que l’on soit encore à sa recherche.

Mais, reconnaissant son hôte, il fit semblant de s’éveiller, regardant autour de lui de l’air le plus surpris du monde.

— Et puis, comment va ? demanda l’homme.

— Beaucoup mieux ! Beaucoup mieux ! Merci !

À présent que ses nerfs étaient calmés, il fut frappé d’une ressemblance extraordinaire entre cet homme et lui-même. En effet, Paul Gravel, à quarante ans, était exactement ce qu’avait été Joseph Lespérance à trente ans, avant qu’il eût connu la Françoise et sombré dans l’ivrognerie. Sans doute, il y avait chez Paul plus de distinction ; les extrémités étaient plus fines, les chevilles et les poignets plus déliés, le profil plus pur ; enfin, sa petite moustache taillée ne durcissait pas sa physionomie comme la « gauloise » que Joseph avait coutume de porter, avant sa transformation.

En somme, après des années d’absence ; avec quelques précautions, l’un eût pu facilement se faire passer pour l’autre.

Dès le premier abord, Paul avait été lui-même frappé de cette analogie, mais pour lui, elle était beaucoup moins sensible, car, on le sait, grâce aux procédés enseignés par Lorenzo, sa chevelure brune était devenue d’un blond terreux, ainsi que ses sourcils, sa lèvre était rase et son regard même était changé, grâce à une petite opération inventée, il y a une quinzaine d’années, par le terrible bandit parisien Bonneau.

En se mettant debout, Joseph constata aussi que, quoiqu’un peu voûté, il se trouvait être de la même taille que son hôte.

Celui-ci reprenait la parole :

— Si vous vous sentez bien d’aplomb, vous allez m’aider à préparer le souper !… Quand comptez-vous repartir ?

— Repartir…

— Si vous voulez prendre le train dans la