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L’EMPOISONNEUR

pied frôlât les révolutions de l’axe ou des roues, son corps serait happé, entraîné, déchiqueté. Mais le sommeil est un maître puissant et, malgré les efforts de sa volonté, il s’assoupit.

Un choc violent le réveilla soudain. Sa main frôla l’axe en mouvement et un frisson parcourut tout son corps quand il sentit qu’il perdait l’équilibre. Heureusement pour lui, le train s’immobilisa encore avant de prendre son élan, ce qui permit à Joseph d’affermir sa position.

Enfin, le convoi se mit en marche, accélérant progressivement sa vitesse, et, dans un vacarme infernal, l’emporta vers la délivrance… ou la mort.


VII

UN SOLITAIRE


À l’époque où commence notre récit, c’est-à-dire en avril 1919, dans une riche résidence du boulevard Sainte-Catherine, à Montréal, un jeune ménage jouissait d’une existence bien différente de celle qu’endurait, rue Demontigny, la famille Lespérance.

En effet, Paul Gravel et sa femme passaient pour des heureux de la terre : aisance, jeunesse, santé, tels étaient les atouts dont disposait le jeune couple dans le jeu de la vie.

Paul, à trente-cinq ans, était un très bel homme, grand et élégant, à la chevelure noire et abondante, au profil énergique, rehaussé par une petite moustache « à l’américaine », qui lui donnait un cachet de distinction, sans lui rien ôter de son apparence ferme et décidée.

Il filait effectivement le parfait bonheur avec Lise, jolie blonde de dix-huit ans, qu’il venait d’épouser et qu’il aimait éperdument.

Hélas ! son bonheur fut de courte durée ; des lettres anonymes d’abord, puis des circonstances étranges, vinrent bientôt troubler sa quiétude. Il y avait à peine deux mois qu’il était marié, lorsqu’il obtint la preuve indiscutable qu’on lui avait joué une infâme comédie ; celle à qui il avait apporté un nom honorable, un cœur aimant et sincère, une situation aisée et enviable, celle qui lui avait fait croire à son amour, ne l’avait épousé que pour échapper à la honte.

Dès l’instant où il fut certain de son malheur, il résolut de ne plus revoir la misérable qui l’avait si bien berné ; peut-être avait-il peur d’être lâche devant sa beauté, de pardonner, d’accepter la chaîne d’infamie, de continuer la vie commune et d’être obligé d’élever l’enfant qu’il ne pouvait aimer.

Il alla trouver son associé et lui tint ce langage :

— Mon cher ami, il m’arrive un grand malheur qui me condamne à un exil immédiat ; nos affaires sont en parfaite prospérité et je vous sais capable de les maintenir dans cette voie sans mon concours. Mon départ ne pourra donc vous nuire en aucune sorte. Pouvez-vous me racheter, en me remboursant les avances que j’ai faites, ma part dans notre entreprise ?

L’autre, un très brave homme, plus âgé que lui, mais qui lui était très attaché, se contenta de répondre :

— Je suis très surpris et très peiné de votre décision, mais je sais que vous ne faites jamais rien à la légère ; je comprends par conséquent qu’il s’agit d’un malheur réel, sur lequel je ne me reconnais pas le droit de vous questionner. Mais notre affaire étant excellente, votre proposition est pour moi trop avantageuse, financièrement parlant, pour que je puisse l’accepter sans vous conseiller de réfléchir encore.

— C’est tout réfléchi. Je dois partir.

— En ce cas, malgré tout le regret que j’éprouve de vous perdre, je dois accepter de racheter votre part, mais pas au prix que vous me demandez. Notre maison ayant triplé de valeur depuis sa fondation, c’est trois fois la somme que vous avez engagée dans l’affaire que je dois vous remettre. Voici mon chèque et bonne chance.

Après les formalités exigées par la loi. Paul avait donc quitté l’excellent homme, touché de son honnêteté, et un peu moins aigri contre la société, mais toujours résolu à disparaître.

Il rassembla sa fortune et en fit un placement global dans une banque de toute sécurité, conservant avec lui quelques centaines de piastres. Il fit parvenir, sans un mot d’explication, un chèque de mille dollars à sa femme et disparut sans laisser d’adresse.

Il éprouvait un besoin de solitude, un dégoût du monde qui le poussait à recher-