Page:Nel - L'empoisonneur, 1928.djvu/20

Cette page a été validée par deux contributeurs.
19
L’EMPOISONNEUR

Deux hommes se livraient un combat farouche, tandis que les spectateurs intéressés les excitaient de leurs exclamations. L’un d’eux était un homme rougeaud, de taille colossale ; l’autre, un noir, grand et mince, bien bâti pour supporter un combat de boxe, malgré la différence de poids.

Le nègre harcelait de coups bien placés, l’homme fort qui, bien qu’un peu étourdi par la pluie de poings frappant son épiderme, reculait lentement, sans être ébranlé. De son arcade sourcilière fendue, le sang coulait abondamment, inondant un œil, ce qui lui donnait l’allure d’un de ces géants antiques qu’Homère désignait sous nom de « cyclopes ». Il ripostait de son mieux, mais ses coups, trop lents, ne portaient pas.

L’homme de couleur avait nettement l’avantage et la clientèle, un peu cosmopolite, satisfaite de voir triompher l’athlète bien découpé sur la brute herculéenne, soulignait le combat de cris sauvages :

« Envoye, Blackie, crève lui sa grosse panse ! »

« Hardi ! Jack, fais lui péter la tomate qui lui sert de nez ! »

Les deux hommes, eux, se battaient silencieusement, le blanc essoufflé et coléreux, rouge comme une tomate trop mûre, prête à éclater, l’autre nerveux, mais scientifique, avec cette couleur cendrée qui est particulière aux noirs dans les moments d’émotion, les mâchoires contractées, les yeux fixés sur l’adversaire.

Soudain, un « hourrah » formidable retentit, suivi de gros rires. Le nez du blanc venait de recevoir un violent direct et le sang en jaillit, recouvrant complètement son visage ; cependant, un changement subit se produisit en lui ; la rage succédait à la colère. Il était perdu… ou sauvé !

Renonçant à boxer, il marcha résolument sur l’adversaire, sans s’occuper des coups qui martelaient ses chairs meurtries ; puis, il saisit un poing, prêt à s’élancer et le tordit d’un geste irrésistible ! Le nègre poussa un cri de douleur, puis voulut reprendre le combat, mais son bras retomba inerte. Chaque nouvelle tentative lui arrachait un nouveau gémissement.

Les clients étaient franchement hostiles au vainqueur et des murmures s’élevèrent. Tranquillement, l’homme passa une serviette sale sur son visage ensanglanté, et rugit :

— Quoi ?… Vous prenez pour cette canaille ? … Ben ! avancez !… À qui le tour ?

Tous s’entreregardèrent, cherchant en vain le champion qui se lèverait, mais personne ne s’avança. Alors l’homme, se dandinant un peu, à la façon des gladiateurs victorieux, passa derrière son comptoir, fit couler un jet d’eau sur sa guenille et, tranquillement, lava son visage.

Puis, fixant du regard le vaincu qui gémissait sur un tabouret, il demanda avec calme :

— Blackie ! Es-tu décidé à faire ton service ?

L’homme battu, endolori et honteux, répondit d’un ton soumis :

— Pas capable, boss. Toi, casser mon bras !

— Ben ! si t’as le bras cassé, va le faire soigner, Boule-de-Suif, et que je te revoie jamais ici !

Et comme le noir retraitait prudemment vers la porte, l’homme rugit encore :

— Attends, t’as travaillé trois jours ! V’là ton dû !

Le nègre prit peureusement les billets graisseux et partit en geignant, tenant son bras cassé de sa main valide.

Le boss toisa l’auditoire et dit tranquillement en passant encore son linge humide sur sa face sanglante :

— Vous auriez aimé ça le voir gagner ?… Pourquoi ?… Y faisait pas son service ! J’y ai dit !… Y m’a sauté dessus ! C’est pas de ma faute !… J’suis un honnête homme ! Vous avez vu que j’y ai payé ce qui lui revenait !

Un homme risqua cette réflexion :

— Tu y as pas payé son bras cassé !

Le patron bougonna, regrettant peut-être d’avoir été trop brutal :

— Qu’équ’vous voulez ?… Y m’a attaqué ! J’m’ai défendu !… J’suis pas mauvais dans le fond !

Il attendit un peu, et voyant que personne ne répliquait, il ajouta :

« À c’t’heure, me v’là sans commis et vous serez forcés d’attendre, à moins qu’y en aurait un de vous qui prendrait la job… Douze piastres par semaine, nourri et logé !

Il y avait là plusieurs sans travail que l’offre alléchait, mais la vue du terrible patron, qui ne cessait, tout en parlant, d’étan-