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L’EMPOISONNEUR

avec plaisir constaté que cela changeait singulièrement sa physionomie, son regard même.

Installé dans le fumoir de première classe, il s’offre un cigare et un journal du soir, avec l’idée un peu puérile que peut-être on y parle de son vol.

Le train s’ébranle et s’enfonce dans la nuit.

Joseph essaye de lire, mais le tumulte de ses pensées s’y oppose ; après avoir parcouru une colonne entière, il s’aperçoit qu’aucun mot ne reste présent à sa mémoire. Alors, abandonnant son journal, il se prend à rêver.

Peu à peu, les voyageurs se sont assoupis, à l’exception d’un homme d’une cinquantaine d’années, petit et maigre, au visage glabre, imberbe et ravagé de rides, dont le regard perçant et froid se pose fréquemment sur Joseph, lui causant un étrange malaise. Comme il se dispose à changer de place pour fuir ces yeux obsédants, l’homme s’endort à son tour.

Mais Joseph ne dort pas, lui.

Il écoute le vent dont les rafales lui crient :

« Filou !… Filou ! »

Il écoute le tac-à-tac des roues qui répètent :

« T’as volé ! T’as volé ! T’as volé ! »

Il écoute une voix intérieure qui murmure :

« Tu es un misérable ! Tu as perdu l’honneur ! Tu es hors la loi ! »


II

NUIT D’ANGOISSE


Le conducteur du train est venu reprendre le petit rectangle de carton vert que Joseph avait posé sur l’appui du châssis, à son côté. On approche de la Tuque.

Plusieurs voyageurs se réveillent, s’étirent. Le petit homme âgé, aux regards inquisiteurs, est parmi ceux-là, ce qui agace un peu Joseph. Cet homme serait-il un détective chargé de le surveiller ?… Mais non ; cette hypothèse n’a aucun fondement. Pourquoi l’aurait-il laissé venir jusque-là ? Ne l’aurait-il pas plutôt appréhendé au moment où il achetait son billet ?

Les voyageurs descendent ; Joseph attend pour passer le dernier ; il cherche des yeux l’inconnu mystérieux, mais ne le trouve plus ; il aura sans doute traversé le wagon pour sortir par l’avant. Joseph descend à son tour et suit les voyageurs vers l’hôtel, situé en face de la gare. Au moment d’entrer, il se ravise. C’est là que vont presque tous les voyageurs, c’est là qu’il court le plus de chances d’être reconnu. Sans doute trouvera-t-il plus loin un autre hôtel moins fréquenté ; il se dirige à sa droite et gagne la rue principale où il s’engage après avoir promené un regard circulaire pour s’assurer qu’il n’est pas suivi.

Personne !

Il avance, libéré de ses craintes, quand, tout à coup, un bruit de pas retentit. Il se retourne malgré lui et voit, sur l’autre trottoir, l’homme aux yeux inquisiteurs qui marche rapidement. Il songe à presser le pas, mais ne serait-ce pas le moyen de confirmer les soupçons de cet homme, si toutefois il en a ?

Il préfère ralentir et se laisser dépasser, mais quand l’homme arrive à sa hauteur, il ne peut s’empêcher de le regarder pour surprendre son attitude. Ce geste encourage l’étranger qui l’interpelle :

— Eh ! l’ami, vous n’auriez pas une allumette ?

Sur son mouvement instinctif de porter la main à la poche, l’homme traverse et vient à lui, en ajoutant :

— Vous cherchez un bon petit hôtel pas cher ?… Venez avec moi. J’en connais un.

Malgré sa méfiance, Joseph, de peur de paraître suspect, n’ose refuser cette invitation, et voilà les deux hommes partis côte à côte.

Ils contournent le lac et s’arrêtent devant une modeste maison construite en planches et sur laquelle une pancarte rudimentaire porte ces mots, grossièrement écrits :

« Ici, on prend des Pensionnaires. »

Un colosse de six pieds vient ouvrir la porte et déclare qu’il n’a plus qu’une chambre à deux lits ; après une légère hésitation, ils acceptent, reçoivent une lampe fumeuse des mains de l’homme, derrière lequel ils montent l’escalier raide et gluant, jusqu’au taudis, où deux couchettes, d’une propreté douteuse, leur sont offertes. Le colosse redescend en soufflant ; l’in-