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L’EMPOISONNEUR

ble en était arrivé à considérer sa famille comme une entrave nuisible qu’il allait sacrifier sans remords à son vil égoïsme.

Quand le moment fut venu, il exécuta froidement son plan.

Le comptable venait d’apporter les enveloppes au contremaître ; bientôt, les deux hommes ressortirent ensemble du bureau et traversèrent l’atelier en causant ; tous deux passèrent derrière Joseph, puis entrèrent dans l’atelier voisin.

C’était le moment ; il n’y avait pas une seconde à perdre.

Un mince levier à la main, Joseph se dirigea vers le corridor où se trouvait le bureau ; il pouvait le faire sans attirer l’attention de ses compagnons, car, les lavabos étant sur son chemin, cela devenait tout naturel.

Aussitôt dans le bureau, il essaye chaque tiroir ; un seul est fermé à clef ; il en conclut avec logique que là doit se trouver l’argent. Une légère pression du levier et voilà le tiroir ouvert, les enveloppes sous les yeux du voleur. Il en garnit ses poches intérieures, sort, referme la porte et regagne son établi.

Il était temps, car une minute ne s’était pas écoulée que le contremaître entrait, seul cette fois.

Personne ne savait rien. Le coup était réussi. Et Joseph songe qu’il n’aurait jamais cru la chose si facile. Tout à coup, il tressaille ! Au lieu de se diriger vers son bureau, le contremaître vient à lui. Mais alors, il sait ?…

Joseph, en une seconde, passe par des sentiments très divers : d’abord, frisson de peur de l’animal traqué, sensation de froid partant du cœur et montant progressivement au cerveau ; puis, aussitôt, une pensée traverse son esprit : cet homme sait tout et va lui crier devant ses compagnons :

« Joseph, tu es un voleur et un traître ! Tu as sur toi l’argent de tes camarades ! »

Cette pensée provoque en lui une réaction ; ce nouveau sentiment qu’il éprouve, c’est la honte, bouffée de chaleur qui se produit quand il faut dévoiler la bassesse de son âme. Aussitôt, vient la révolte ! Eh bien ! non, il ne serait pas pris ! D’un coup de son marteau, il abattrait l’homme et fuirait avant que personne n’ait pu intervenir.

Farouche, il se retourne d’un bloc, ses yeux hagards fixés sur le contremaître qui est maintenant tout près de lui. Mais son bras, armé du lourd marteau, ne se lève pas, car le regard posé sur lui n’est pas celui d’un justicier qui vient dénoncer un coupable, mais plutôt celui d’un brave homme qui a pitié d’un malheureux.

Un court dialogue s’engage :

— Tu es bien pâle, Joseph. Es-tu malade ?

— Oh ! c’est rien ! ça passera !

— Ça te fait de la peine d’avoir perdu ta place, hé ?

— Ben !… quand on a une femme et deux enfants…

Promets-moi de ne plus boire sur l’ouvrage et je te garde !

Joseph respire ; l’homme ne sait rien. Mais tout de suite, il sent sa honte lui revenir. Eh quoi ! celui qu’il vient de voler, celui qui tout à l’heure sera chassé pour sa propre faute, cet honnête ouvrier, ce chef miséricordieux, loin de soupçonner à quel point il est coupable, vient lui offrir son pardon. Un moment, il éprouve la tentation folle de tout avouer et de restituer l’argent.

Mais non ! Il ne peut plus reculer, à présent que le plus dur est fait.

Et comme le contremaître répète sa question, il balbutie :

— Je… je vous le promets !

— C’est bon, conclut le brave homme, tu gardes ta place, et, satisfait de s’être montré charitable, d’avoir rendu à une famille le pain quotidien, il part vers son bureau, en toussant, pour cacher son émotion.

Joseph agit sans tarder. Il entre dans l’atelier voisin où se trouve le vestiaire, s’habille et saute dans le monte-charge.

— T’attends pas ta paye ? demande l’opérateur.

— Je l’ai, fait Joseph.

Une minute plus tard, un taxi l’emmène au coin des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine ; en route, il a dépouillé les enveloppes et rassemblé 280 piastres. Pour embrouiller sa piste, il saute dans un tramway allant vers l’est, descend à Saint-Hubert et reprend un autre tramway en sens inverse.

À neuf heures, le voici sur le train de l’Abitibi, muni d’un rasoir qu’il vient d’acheter. Il s’enferme dans la chambre de toilette et en ressort, quelques minutes après, privé de sa moustache brune et les sourcils considérablement diminués, ayant