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L’EMPOISONNEUR

avec soulagement qu’en deux minutes elle sera à destination. Mais voilà que l’auto dépasse Amherst ; elle s’en étonne et va pour interroger l’automobiliste qui s’empresse de déclarer :

— J’ai quelque chose à prendre rue Montcalm ; je n’arrêterai qu’une minute !

En effet, il arrête bientôt sa voiture et entre dans une maison en disant :

— Espérez un peu ! Ça prendra pas de temps !

Mais cinq minutes se passent et Jeannette, découragée, se dispose à descendre à son tour quand l’homme reparaît :

— Menez moi vite, s’il vous plaît, implore Jeannette ; je suis si en retard !

— Ça sera pas long, réplique l’autre en ricanant.

Oh ! ce rire !… Elle le reconnaît bien !… C’est celui de son père quand il a bu. Et ce regard, si doux tout à l’heure, de quelle expression diabolique est-il empreint, à présent ?

Cependant, la voiture s’engage dans la rue Ontario, passe Amherst, Saint-André, Saint-Denis, Hôtel de Ville. Enfin, voici Cadieux !…

— Eh ! monsieur, tournez ici !

— Ah ! c’est vrai, j’y pensais plus !… Bah ! on reviendra par Saint-Laurent et Demontigny !

Quoique très mécontente, Jeannette n’ose pas protester, mais elle sent la peur la gagner quand elle voit la machine tourner à droite et l’emporter rapidement vers le nord. Dès ce moment, elle réalise qu’il va se passer quelque chose de terrible. Quoi ?… Elle l’ignore, mais elle a la notion d’une catastrophe imminente, d’un danger mystérieux et angoissant.

— Oh ! je vous supplie, monsieur, s’écria-t-elle, ramenez moi vite à la maison ! »

— Mais oui, mais oui, on va te ramener. Mais, avant ça, on va aller boire un coup !

Et il montre un flacon qu’il vient d’acheter.

— Non, non, je ne veux pas ! Arrêtez ici ! Je veux descendre !

L’enfant se lève et tente d’ouvrir la portière, décidée à se jeter sur le pavé, mais l’homme la rassied d’un geste brusque et gronde, menaçant :

— Ah ! fais pas ta folle, hein !

Jeannette pleure de rage, n’osant plus bouger, paralysée par la peur, blottie, toute petite dans son coin, tandis que l’auto monte à vive allure le Boulevard Saint-Laurent et s’engage dans la campagne.

Tout à coup, l’automobile arrête devant une maison solitaire et qui semble abandonnée. L’homme ordonne à Jeannette de descendre. Sitôt le pied à terre, elle tente de se sauver, mais en deux enjambées, le misérable la rattrape et, la maintenant d’une main, il gouaille :

— Fais donc pas de farces, voyons ! Tu sais bien que je te tiens ! »

Lâchez-moi !… Qu’est-ce que vous me voulez ?… Mais vous me faites mal !

— Ben ! t’as pas besoin de te débattre autant !… Je te veux pas de mal ! Je veux que tu prennes un coup !… Tiens ! bois un coup !

Et, comme elle s’y refuse, il veut lui faire ingurgiter de force le poison. Alors, aiguillonnée par la peur, elle saisit brusquement le flacon et l’en frappe violemment au visage !… L’homme pousse un cri de rage et recule, tandis que le liquide infernal se répand sur la robe de Jeannette. Dans l’obscurité, elle voit les yeux du monstre s’allumer de colère. Il s’élance sur elle, la saisit et lève le poing, mais, comme une faiblesse soudaine s’est emparé de la pauvrette, comme il la sent inerte sous sa poigne, il réalise soudain les dangers d’un pareil crime ; il se contente de la repousser dans le fossé, ayant encore le triste courage de narguer :

— Ma petite mosus, si tu veux pas comprendre le bon sens, tu vas marcher !

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Tandis qu’il tourne sa machine, Jeannette fait appel à toute son énergie pour ne pas s’évanouir complètement ; elle s’agrippe aux rebords du fossé gluant, étreignant des touffes d’herbes, dressant son visage de martyre, dont les yeux implorent.

Malgré la frayeur que le monstre lui inspire, elle le supplie de la ramener jusqu’au terminus des tramways, promettant que, s’il a pitié d’elle, elle ne dira rien à personne.

— Non, non, réplique-t-il, t’es ben que trop fraîche pour embarquer dans mon char ! et il met sa voiture en marche.

Alors, juste au moment où l’auto démarre, l’enfant, affolée à la pensée de rester dans cette obscurité et cette solitude, fait un effort désespéré et, se cramponnant au