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— « Eh bien, cette atmosphère, ce luxe, cette solennité, si tu veux, étaient bien de mise quand on venait écouter « Faust », « Lucia de Lammermoor », « Thaïs » ou même « La Bohème », ou pour entendre un orchestre ou un simple pianiste nous griser de l’immortelle musique de Beethoven, Brahms, Mozart, Liszt ou Wagner. »

— « Après tout, mon oncle, toutes ces grandes toilettes-là coûtaient moins cher qu’aujourd’hui… ou bien les fripiers faisaient fortune ! »

— « Serpent noir ! laisse-moi donc parler ! Je veux dire que, de nos jours, avec cette satanée radio, tu écoutes cette merveilleuse musique sans le décor qui lui convient. Tu te rases, tu lis ta « Presse », tu tisonnes dans ton foyer ou tu tailles tes ongles et, de son côté, ton épouse pèle des pommes de terre ou des oignons, balaye la place ou change la couche du petit dernier aux accords immortels de marche des Walkyries, de la « Sonate à la lune » ou du « Rêve d’amour ! » C’est un vrai sacrilège, Serpent noir de Serpent noir ! »

— « Peut-être avez-vous un peu raison, reprit le diable. Par ailleurs, le bonhomme qui se rase ou qui tisonne, la femme qui pèle des oignons, grisés tous les deux par cette admirable musique, n’oublient-ils pas, au moins pour l’instant, ce que la vie a de quotidien, de mesquin, de terre à terre et de décevant ? »

— « Bravo, monsieur le diable ! » m’écriai-je.

— « Au fond, vous n’avez peut-être pas tort », fit mon oncle.

— « Qui sait si, un jour ou l’autre, vous n’en viendrez pas à adorer la radio ! » ajouta le diable en riant.