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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE.

— Imbécile, répondait Fanny, crois-tu qu’il est le seul et que nous ne vieillissons pas tous ? »

Mais Charlot tenait à ses idées, peut-être parce qu’il en avait peu, et il répliquait :

« Bien sûr ; pourtant Thomas se soucie de ce mauvais gas ! y ne s’en plaint point, mais y ne s’en loue jamais tout de même, et le petit ne fera rien de bon.

— Bah ! reprenait la tante, tu dis ça parce que l’enfant t’a maltraité et que tu n’as pas su en venir à bout.

— Non vraiment ; mais voyez-vous comme le gamin prend une vilaine figure, surtout lorsqu’il aperçoit notre Ferdinand et Marine. Et puis une preuve ! Pastoures ne l’aime point, et Pied-Blanc pas davantage, et tout de même, voilà une preuve.

— Tout ça, c’est pas des preuves ; mais une chose m’étonne et madame aussi, c’est que le petit, quand il a su parler le français, n’ait jamais pu ou voulu répondre à propos de son pays, ni dire le nom du bateau naufragé. »

En effet, souvent interrogé dès qu’il parut comprendre notre langue, le filleul de Thomas répondit invariablement d’abord : « Sais pas, connais pas, moi pas savoir » ; ensuite en meilleur français : « Je ne sais pas ; vous me dites que nous avons été recueillis au milieu d’une tempête ; c’est donc vrai puisque chacun me le répète ; cependant je ne me rappelle rien du tout. »

La première année, Mme de Résort ou d’autres personnes, s’obstinant à faire parler l’enfant, lui répétaient : « Tu dois te souvenir du jour où dans la petite cabane des douaniers on vous soignait, Marine et toi, et puis de ces hommes morts, épaves amenées, comme vous deux, par l’embarcation brisée. »

Thomy avouait se rappeler cela, mais rien autre auparavant. Bientôt on renonça à l’interroger, et puis on s’habitua à considérer le mystère comme insondable et peu à peu personne ne s’en inquiéta plus.

Quant à Marine, sa maladie et ensuite la difficulté qu’elle eut à s’exprimer en français empêchèrent d’en obtenir aucun renseignement, et, quand elle fut en état de répondre aux questions, ceux qui les lui posèrent demeurèrent convaincus de l’entière bonne foi de l’enfant et qu’on la tourmenterait en vain en essayant de la ramener vers un passé que les dernières secousses avaient effacé de sa mémoire.

À la fin de l’été qui suivit le naufrage, Mme de Résort conduisit de nouveau la petite fille à Cherbourg à bord de plusieurs bâtiments étrangers, où commandants et officiers mirent la plus grande com-