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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE.

Mme de Résort s’arrêtait auprès du berger, chez lequel elle avait reconnu un caractère droit et honnête, joint à un esprit abrupt, mais souvent original et très fin. Cette finesse aidait à enraciner dans la tête des paysans de la Hague des préjugés existant de tout temps, car dans beaucoup de contrées, mes lecteurs l’ignorent-ils ? les bergers passent pour sorciers.

« Pourquoi cela, maman ? demandait un jour Ferdinand ; il n’y a pas de sorciers, n’est-ce pas ? Alors pourquoi les enfants de Siouville ont-ils peur de Thomas et disent-ils que tous les bergers sont sorciers ?

— Par bêtise, mon ami ; on leur a appris une chose qu’ils répètent sans la comprendre et dont je crois savoir l’origine. Obligés de suivre leurs troupeaux aux champs, les bergers y vivent dans un isolement presque absolu, par suite ils deviennent peu communicatifs ; mais ils réfléchissent, observent et annoncent les événements à venir, probables, et dont les causes sont toutes naturelles, par exemple des orages, des sautes de vent, de bonnes ou mauvaises récoltes, suite des hivers ou des printemps froids ou chauds ; ils préjugent aussi des maladies du bétail. L’autre jour, en plein marché, un fermier de Beaumont accusa Thomas d’avoir jeté un sort à ses vaches, parce que le même Thomas, trois semaines auparavant, avait dit à ce fermier : « Si vous ne surveillez pas mieux votre garçon, il arrivera malheur à vos bêtes. » Eh bien, l’homme averti a haussé les épaules et deux de ses vaches sont mortes et les autres sont devenues étiques, parce que, afin de s’éviter une course, le valet de ferme abreuvait les bestiaux dans une mare aux eaux corrompues. Le fermier a parfaitement reconnu la cause de l’épidémie ; mais il n’en répète pas moins : « Sûr et certain, faut que Thomas soit sorcier pour l’avoir prédite. »

— Quelle sottise ! maman.

— Oui, mon chéri, mais cela est ainsi et nous n’y pourrions rien changer. »

L’équinoxe arriva cette année-là avec de grandes tempêtes. Après une courte promenade interrompue à cause d’un grain violent, et pendant que le vent faisait rage, Ferdinand et Mme de Résort causaient de Thomas et des prétendus sorciers. Le tonnerre se mit bientôt de la partie. La mère et le fils regardaient au loin la mer furieuse, dont les hautes lames se brisaient sur le petit cap appelé Nez-de-Jobourg.

Dans la vaste pièce, des tapis, des portières avaient complété l’ancien ameublement. Les vases étaient remplis de fleurs. D’un côté on voyait le buffet et la table à manger à demi cachés par un vieux