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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

un feu vif et clair, lui présentait tour à tour les diverses faces d’un énorme gigot et de deux poulets. Des pommes de terre recevaient le jus des rôtis. Une chaudière au fond du foyer paraissait contenir un autre mets. C’était une soupe à la graisse, potage excellent lorsqu’il est bien préparé, mais inconnu hors de la Bretagne et de la Normandie.

Les propriétaires s’informèrent avec bonté de la santé et des rhumatismes de la fermière. Ensuite M. de Résort aida la servante à approcher de la table le fauteuil de sa maîtresse. Le père Quoniam rejoignit ses hôtes, il donnait le bras à son fils ; celui-ci marchait clopin-clopant, le pied entouré d’un bandage. Chacun s’assit et Ferdinand eut quelque peine à réprimer son étonnement, parce que les valets et les filles de ferme prirent place à la même table que leurs maîtres.

Intimidés par les étrangers, tous mangèrent d’abord en silence ; mais M. et Mme de Résort surent bientôt mettre chacun à son aise ; alors on parla et on rit de bon cœur. Ferdinand admirait le talent de ses parents à causer avec ces gens-là. Lui était, comme tous les enfants, dédaigneux de ce qu’il ne connaissait pas. Ainsi que la soupe, les rôtis et les légumes, le café bien servi fut trouvé excellent comme les pommes ridées dont la fermière bourra encore les poches du petit monsieur. « Tout vot’portrait, not’maîtresse, » dit-elle, en s’adressant à Mme de Résort.

Décidément Mme Quoniam plaisait à Ferdinand, et de lui-même il tendit son front à la brave femme, qui s’écria très touchée : « Tout vot’portrait aussi, not’maître, lorsque vous étiez petit et que je vous portais sur mon dos pour traverser les gués.

— Je me le rappelle bien, Virginie, répondit M. de Résort, et je n’ai pas oublié votre complaisance pour nous autres gamins dans ce temps-là. Avant de partir nous en causerons. À présent je désire visiter le vieux nid et montrer à Ferdinand la chambre occupée par moi à son âge et qui va devenir la sienne.

— Voulez-vous que le père aille avec vous ? interrogea la fermière ; avez-vous besoin de quelqu’un ?

— Non, merci, ma bonne Virginie, je préfère revoir la maison seul avec ma femme, mon fils, et… mes souvenirs, ajouta M. de Résort, dont la voix trembla un peu.

— Oui, je comprends, murmura Mme Quoniam, en voyant disparaître ses hôtes, il veut causer avec ceux qui sont partis pour toujours. »

De nouveau désolé, Ferdinand pensait à part lui que c’était bien vrai et qu’il faudrait vivre là, en respirant l’odeur de cette paille pourrie.