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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

voix répétait à mon oreille, je vous assure, commandant, je l’entendais cette voix me disant : « Ce n’est pas au revoir, mais adieu pour cette vie. » Absurde, hein ? et, suivant toute probabilité, je vous retrouverai avec Mlle Marine lorsque nous relâcherons à Constantinople.

— Mais oui, répondit Le Toullec, absurde ! Un temps de voleur et de l’électricité plein l’air sont la seule cause de cette impression ; je connais ça. » Au fond superstitieux comme beaucoup de marins bretons, plus tard, en parlant de ces adieux, le vieux commandant répétait à Marine : «  J’eus alors froid au cœur et ce n’était pas durant une tempête qu’il fallait expédier la Sémillante chargée de troupes, canons, de mortiers, en sus de l’équipage réglementaire, et Jugan, un brave à tous crins cependant, avait le matin même fait de justes observations au préfet maritime, qui ne les voulut pas entendre, parce que de Paris cinq dépêches arrivées depuis la veille répétaient toutes : « La Sémillante est-elle partie ? ou la Sémillante va-t-elle partir ? »

Après avoir doublé Scutari, personne ne parla sur la passerelle du Pirée ; devant un aussi merveilleux spectacle, chacun restait muet, saisi, ravi. La Corne d’Or se révélait avec ses enchantements. Le soleil parut et ses rayons illuminèrent le paysage. À gauche Stamboul, la vieille ville, le vieux Sérail et Sainte-Sophie ! En avant, au-dessus du palais impérial de Dolma-Batché, Péra, les palais des ambassadeurs, le faubourg de Galata. Et çà et là des centaines de minarets dont les toits dorés étincelaient sous les feux rouges du ciel. Derrière le paquebot, autour, au loin, la mer bleue à peine agitée, semée d’innombrables caïques et de bâtiments de toutes les nations qui arrivaient ou partaient.

Un commis voyageur recouvra la parole avant ses compagnons. C’était un Provençal, qui se rendait en Crimée afin d’y proposer des imperméables aux officiers de l’armée alliée.

« Mon Dieu, dit-il, la vue est fort belle, je ne le nie point, pourtant celle de Marseille la laisse bien loin ! et la Canebière et les boutiques, parlez-moi de cela.

— Mais ces choses et le panorama actuel n’ont entre eux aucun point de ressemblance, comment pourrait-on les comparer ?

— Comment, monsieur, mais le plus aisément du monde ! et vous qui parlez, avez-vous seulement débarqué à Marseille au port de la Joliette une pauvre petite fois dans votre existence ?

— Non, mais je m’y suis embarqué avec vous, l’autre jour.

— Té, voilà qui constitue une grande différence. »

Le monsieur ne daigna pas répondre, et pendant que les jeunes