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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

Le port de Kamiesh ne pouvait contenir qu’un nombre limité de vaisseaux. Le gros de l’escadre et les transports étaient donc mouillés en rade foraine devant Eupatoria et plusieurs sombrèrent ou se brisèrent sur les côtes. Enfin le désastre financier fut incalculable ; mais, grâce au sang-froid et à l’habileté des commandants, très peu d’hommes perdirent la vie sur les bâtiments de guerre.

À midi la tempête atteignait son paroxysme, un cyclone passait, et aux rares intervalles pendant lesquels on distingua quelque chose du pont du Henri IV, l’équipage assista à de terrifiants spectacles. Tantôt c’était un bâtiment voisin coulant à pic, tantôt un autre qui restait engagé et dont l’équipage poussait des cris.

Au large, des coups de canon partaient de tous les côtés, appels désespérés de ceux que personne ne devait secourir. Le mer grossissait toujours, des trombes d’eau comme aspirées allaient se perdre dans les nuages subitement abaissés. Le tonnerre grondait presque sans interruption, par instants la foudre illuminait subitement un coin du ciel, puis tout redevenait noir. La pluie et la grêle blessaient les hommes et les officiers ; les vagues déferlaient sur le pont, emportant quelquefois soit un bastingage, soit une embarcation. Cependant à bord du Henri IV pas un homme ne manquait encore à l’appel ; depuis quinze heures les commandants et les officiers restaient debout, luttant contre les éléments. Parmi ces huit cents hommes réunis, aucune défaillance, pas une crainte n’avait été manifestée. Chacun regardait en face cette mort probable ; car, si le vent arrivait à tourner d’un quart, rien ne pourrait empêcher le Henri IV de se briser sur la falaise, qu’on savait proche.

Eh bien, on aurait lutté jusqu’à la dernière minute et on mourrait à côté du commandant Jehenne, après avoir mérité l’éloge que celui-ci venait d’adresser à son équipage :

« Je suis fier de vous, mes enfants, jusqu’au plus jeune mousse, je sais que vous ferez votre devoir ; si Dieu le veut, vous succomberez, mais en braves et en chrétiens. »

Et dans la batterie, au travers des coups sourds qui ébranlaient les murailles, puis là-haut, dominant la voix de la tempête, on entendit huit cents hommes s’écrier : « Oui, commandant, vive le commandant !

À deux heures, encore debout sur la dunette, le commandant restait immobile et ses traits gardaient la même impassibilité, le bras passé autour d’une barre de fer, seul débris du balcon ; il donna l’ordre suivant que transmirent les officiers de service et les sifflets des quartiers-maîtres ;

« Tout le monde sur le pont ! »