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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

moi-même cette croix bien gagnée, et qui sera noblement portée, j’en ai la conviction. »

Alors, incapable de témoigner autrement sa gratitude, Ferdinand saisit la main si maigre, si pâle de celui qui le décore ; il y pose ses lèvres et un gros sanglot sort de sa poitrine. Il est trop heureux, il étouffe…

« Voyons, remettez-vous, mon enfant, dit le maréchal, très ému lui-même, remettez-vous et allez vous reposer. Mais dites-moi donc, à quoi vous pensiez tout à l’heure pendant que j’attachais ce ruban ? »

Encore troublé, mais sans hésiter, à voix basse cependant, de sorte que le maréchal seul entendit :

« Monsieur le maréchal, je pensais à la joie de mon père et de… maman. »

Dans son bonheur il disait maman, comme lorsqu’il était tout petit.

« Eh bien, mon enfant, les prières d’une mère ont sûrement racheté votre vie ; voulez-vous écrire à Mme de Résort de prier aussi pour moi ? Maintenant allez, au revoir. »

En quittant la tente, Ferdinand fut chaleureusement félicité par les généraux et les officiers présents ; plusieurs lui offrirent pour la nuit une place dans leurs tentes, mais, désirant rentrer à bord, il remercia sans accepter.

Son cœur débordait : jamais il n’aurait osé rêver une telle joie ! et il se figurait celle de son père, de sa mère, de Marine et de Paul en recevant la nouvelle. Ah ! oui, il leur demanderait de prier pour le maréchal. Lui-même serait-il jamais assez reconnaissant de cette bonté du commandant en chef ?

Mais, avant que le courrier partît pour la France, tout le camp, toute l’escadre savaient la triste nouvelle.

Ayant remis le commandement en chef au général Canrobert, désigné, le cas échéant, par l’empereur, le maréchal s’embarquait à Balaklava.

Des matelots voulurent le porter dans le canot amiral, recouvert de pavillons français en guise de couvertures.

Et dans la soirée du 29 septembre 1854, avant même d’atterrir à Constantinople, le vainqueur de l’Alma rendait le dernier soupir sur ce Berthollet qui l’avait amené de France. Il s’éteignait en prononçant le nom de sa femme, après avoir prié, ayant reçu les derniers sacrements.

L’enlèvement des morts et des blessés occupa le lendemain de la bataille de l’Alma (21 septembre).

Les premiers restèrent là, mis en terre dans des trous profonds, les Russes d’un côté, les Français de l’autre.