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premières quarante-huit heures passées à la mer, il ne se présenta aucun nouveau symptôme alarmant ; mais le troisième jour, à la visite des médecins, quatre hommes se plaignirent de maux de tête. « Insolation », prononcèrent les docteurs, dont l’un mourut le soir même avec dix matelots. Vingt autres succombèrent sur quarante qui furent atteints le lendemain.

Ensuite, chaque matin, pendant une semaine, au premier déjeuner du carré, il manqua un officier. Langelle fut pris à son tour. Seul Ferdinand ne ressentit jamais le moindre malaise, assurant que l’épidémie diminuait, courant d’un lit à l’autre, remplaçant les malades… On dut bientôt faire le quart à deux officiers avec trois maîtres.

Un soir, le commandant arrive au carré, les traits décomposés ; il y trouve Ferdinand dînant tout seul.

« Encore un d’atteint ? s’écrie le premier.

— Mais pas du choléra, je vous assure, commandant ; Marchand est simplement courbaturé, un peu surmené aussi, et puis le docteur a déclaré Langelle hors de danger, le mal décroît ; dans deux jours, nous les sauverons tous, j’en ai la ferme conviction.

— Oui, mais ceux qui sont morts ? Pensez-vous, Résort, aux lettres que nous aurons à écrire en France, aux familles ? »

Hélas ! oui, Ferdinand songeait à cela, et, s’il affectait une gaieté et une insouciance qu’il ne ressentait nullement, son cœur était déchiré auprès des agonisants et toutes les fois qu’il voyait disparaître un officier ou bien un homme. Accoudés sur la table de ce grand carré désert, le vieux capitaine de vaisseau et le jeune enseigne restèrent un moment les yeux baissés, essuyant furtivement quelques grosses larmes. Et puis chacun retourna à sa rude besogne, car ils se devaient à tout et à tous dans ce bateau presque vide.

« Vous le savez, Résort, disait le lendemain Langelle à son ami, vous ne l’ignorez pas, je n’ai aucune veine. Est-ce que je ne me noie pas à moitié presque toutes les fois que j’embarque ? Au Mexique j’attrape aussi la fièvre jaune. Ici je prends le choléra, et, au lieu d’aider les autres, je deviens un gros embarras. Je trompe encore la mort pour cette fois ; mais elle me cherche, et sans vous elle m’emmenait !… M’avez-vous assez frictionné, secoué, tourmenté même, me forçant à boire sans soif, et puis à tirer la langue lorsque j’étais bien altéré ! Ah ! vous êtes une terrible garde, mais bien excellente aussi, et sans les autres je me réjouirais de vivre encore. Voyons, bien franchement, dites-moi où nous en sommes ?

— Hélas ! Langelle, nous comptons deux cents morts depuis Varna, mais hier, et avant-hier, pas un décès. Les derniers malades atteints