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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

C’était l’escadre de l’Océan qui appareillait, et les hommes, les femmes, les enfants répondaient aux saluts de chaque bâtiment par des hourras frénétiques ; chapeaux, bonnets et casquettes volaient dans les airs. Que de vœux, que d’adieux ne jetait-on pas à ces marins, à ces soldats, en français ou en provençal ! Les voix s’entre-croisaient le long des quais et sur le flanc des collines.

Parfois un sanglot coupait la parole à une femme ou à une mère, qu’on entourait vite. « Té, la pauvre ! » disait quelqu’un, et aussitôt un groupe entier faisait chorus très bruyamment. Ces gens-là n’avaient peut-être ni un parent, ni un ami sur l’escadre. Ils pleuraient simplement pour le plaisir de pleurer avec la voisine…, qui trouvait leur action toute naturelle, prête à agir de même le cas échéant.

Un peu à l’écart, devant l’hôpital, un homme, deux femmes et un enfant ne versaient pas une larme. Ils regardaient aussi, les traits bouleversés par l’effort du courage promis à l’enfant bien-aimé. Lui s’en allait, le cœur très gros en quittant les siens ; mais à cette émotion se mêlait une joie intense devant la perspective d’une guerre prochaine, là-bas, au pays d’Orient, avec ses périls et ses batailles, et sa jeune imagination rêvait déjà de la gloire qui allait couvrir la patrie et sa neuve épaulette.

De quart, sur la passerelle, au moment où le Roland défila, un enseigne agita son mouchoir ; puis, abritant la main droite derrière sa casquette, de manière à n’être aperçu que de sa mère, il envoya un baiser à celle-ci…

La passe franchie, chaque bâtiment alla prendre le rang qui lui avait été assigné par le commandant en chef.

Les perroquets et les cacatois furent hissés et l’escadre entière quitta la rade grand largue dans un ordre admirable.

Peu à peu toutes ces voiles disparurent les unes après les autres. À l’horizon, de légères fumées restèrent seules encore visibles, puis se dissipèrent à leur tour.

La journée s’avançait. Une petite brise très fraîche décida les curieux à regagner leurs maisons.

Marine alors s’aperçut que Mme de Résort, toute frissonnante, serrait son châle sur sa poitrine.

« Maman, dit la jeune fille, maman, il faut rentrer ; vous êtes si pâle, vous serez malade ! Je vous en supplie, maman. »

Mais, les yeux toujours fixés sur la mer, Mme de Résort n’écoutait pas.

« Oui, venez, chère madame, puisque vous avez bien voulu accepter mon pauvre dîner, » reprit un vieux monsieur, ancien officier sûrement, car il portait la rosette de la Légion d’honneur.