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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

quatre-vingt-dix-huit petits cochons noirs et ma pauvre chère balse ?… »

Pendant une partie de la nuit suivante, les caïmans firent un bruit effroyable, claquant des mâchoires, le long du bord. Mis en appétit par ce mirifique repas, ils attendaient sans doute un nouvel accident qui leur eût amené d’autres pequenitos cochinos negros.

… Après Guayaquil, la corvette mouilla successivement aux Sandwich, aux Pomotou, à Tahiti, et, traversant de nouveau le Pacifique, elle gagna la mer Vermeille, le golfe de Californie, où San-Francisco commençait à s’enrichir, attirant déjà les chercheurs d’or et les commerçants du monde entier.

À San-Francisco, l’amiral commandant la division du Pacifique donna à la Coquette l’ordre de rentrer en France pour désarmer à Brest, son port d’attache, mais non par le cap Horn.

La route tracée comprenait les relâches suivantes : Yokohama, Hong-Kong, Saïgon, alors capitale d’une toute jeune colonie, triste et malsaine, Singapoore, Batavia (de Java), Maurice, la Réunion, le Cap, Sainte-Hélène et Tenériffe.

Pour aller de Brest à Valparaiso, la Coquette avait employé onze mois. Il lui en fallut dix autres pour se rendre de San-Francisco à Brest, où elle mouilla le 15 février 1853, après trois ans et un mois de campagne. Il est rare aujourd’hui qu’on en fasse d’aussi longues.

… Une fois désarmée, la Coquette fut remise aux constructions navales, et son équipage se trouva dispersé ou libéré. Les officiers allaient partir en congé.

Ayant, et au delà, terminé les deux années réglementaires pour passer enseignes de vaisseau, les aspirants, après avoir subi l’examen exigé, venaient d’obtenir leur première épaulette. Mal commencée, cette longue croisière devait rester comme un des meilleurs parmi les souvenirs des officiers et de l’équipage. Cependant, malgré promesses et désirs de se retrouver, qui aurait pu dire dans quel poste et sur quelle plage lointaine on se reverrait un jour ?

Seul le commandant savait où il allait passer les dernières années de son existence, car pour lui l’âge de la retraite sonnerait dans quelques mois. En voyant tant d’autres figurer au tableau d’avancement et passer aux grades supérieurs, le brave homme ne s’était jamais plaint, quoiqu’il regrettât bien fort la mer, son rude métier et ses grands coups d’écoute sur tous les océans. Il serait retraité comme capitaine de frégate, alors que plusieurs de ses camarades d’école avaient déjà leurs trois étoiles. Il le disait à Langelle, sans envie, ni amertume d’ailleurs : « Je n’ai eu ni votre éducation ni vos chances. »

Mais il possédait autre chose : un cœur chaud, une bravoure, une