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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

À l’instant même, dépassant les grands arbres de la rive, la lune parut, éclairant subitement le fleuve et le navire.

Alors l’officier de quart comprit ce qui venait de se passer… Ayant très probablement cassé ses amarres et dépalée par le courant, une balse s’en allait en dérive. Au milieu de l’obscurité, ses conducteurs n’aperçurent point la Coquette assez à temps pour l’éviter avec leurs longues perches. Par suite, engagée dans les chaînes du navire et drossée par le flot montant, la balse ne tarda pas à chavirer. C’étaient sans doute les malheureux habitants du radeau, qui, poursuivis et happés par les caïmans, poussaient ces cris étranges.

Une baleinière fut promptement mise à l’eau, Ferdinand la commandait et il la dirigea du côté où il apercevait quelques têtes. Le bruit des avirons et les appels des matelots sauvèrent probablement ceux dont allaient se régaler les sauriens ; on les amena sur le pont les uns après les autres.

D’abord trois femmes, deux vieilles et une toute jeune, ensuite un vieillard et un homme d’une trentaine d’années, puis un petit garçon, enfin deux cochons noirs : ces derniers hurlaient encore à tue-tête, sans trêve ni répit, mais leur voix fut bientôt couverte par celle d’une des femmes.

C’était la plus jeune, qui, après avoir secoué ses compagnons, criait :

« ¡Mi hija! ¡Mi pequeña hija querida! ¿Donde está, mi única hija? (Ma fille, ma petite fille chérie, où est-elle, ma seule fille ?) »

Et la malheureuse courait éperdue, encore ruisselante, les cheveux épars, s’en arrachant des poignées, et répétant toujours les mêmes paroles.

Les deux commandants entendaient l’espagnol et ils comprirent que la mère demandait sa plus jeune fille. Interrogé, Ferdinand répondit :

« Nous avons cependant fouillé partout autour du navire avec une gaffe, le long du bord et sous les chaînes. Nous serons arrivés trop tard pour sauver cette enfant que sa mère réclame ; pauvre femme !

— Oui, pauvre femme ! » répétaient les assistants, vivement impressionnés.

On essuya les naufragés pour lesquels ce bain forcé présentait peu d’inconvénients, car il faisait très chaud.

Cependant la femme affolée courait toujours en demandant sa fille ; elle fit même mine de se jeter à l’eau pour chercher son enfant : deux matelots durent la retenir de force.

Un des hommes fit bientôt chorus, mais avec une variante :

« Mi querida hija, disait-il, mi querida hija y mis noventa y