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« Voyez-vous, Martin, disait-il au docteur, quand ce diable de garçon me regarde au travers de son lorgnon avec un sourire tranquille en me demandant n’importe quoi de sa voix traînante, il me semble qu’il commande, et j’aurais aussi bien envie de lui résister que de me jeter à l’eau, ma parole d’honneur ! Et lorsque nous dînons ensemble en causant comme une paire d’amis, eh bien, ma vieille carcasse en est toute réjouie. Quand je pense que j’ai failli demander la réforme pour ce brigand d’enjôleur ! Mille pipes du diable ! il y a de quoi se faire réveiller pour en rire, mille… Oui, je jure, et pourtant, Martin, avec Langelle, ça ne m’arrive pas moitié autant ! Et à bord, on lui obéit, faut voir ! L’autre jour, à Valparaiso, un quartier-maître nous revient débraillé, soûl, s’étant battu. L’animal, ayant le vin mauvais, ne voulait pas se laisser mettre aux fers ; hurlant sur le pont, il envoyait des bourrades à droite et à gauche. Je veux intervenir ; mais Langelle me coupe la route en disant : « Commandant, je vous en supplie, ne vous commettez pas avec cette brute. »

Bon, je m’arrête, et lui s’avance : toujours son verre sur l’œil droit, les bras croisés, il s’approche de mon ivrogne, qu’il apostrophe tranquillement ainsi : « Vas-tu donc continuer à déshonorer tes galons, toi qui étais si fier de les obtenir, et après que, sur ta prière, j’ai écrit à ta femme ? » Alors le malheureux s’est mis à trembler, devenu doux comme un agneau, et les autres l’ont mis aux fers. Langelle connaît des familles charmantes ; on l’invite à dîner, au bal, à des pique-niques ; très bien, jusqu’à cinq heures, il accepte, mais ensuite, bonsoir ! Il s’est promis de donner l’exemple… Tout de même, ces pauvres enfants me font pitié ! Quelquefois, la musique d’un bal s’entend d’ici et ils l’écoutent. « Bah ! réplique ce diable de Langelle que j’essaye d’attendrir, bah ! commandant, à notre prochaine relâche, ils auront appris à ne plus abuser des permissions. Quel lapin ! mille millions de tonnerres de Brest et des cinq ports ! »

… Le courant, des plus rapides dans la rivière de Guayaquil, change suivant les heures des marées.

Les riverains ont même une assez curieuse manière de se transporter de la ville à l’embouchure du fleuve, et vice versa, au moyen de grands radeaux plats, faits de branches croisées sur lesquelles sont posées des planches légères formant parquet. À l’arrière de ces radeaux, on voit toujours une espèce de maison en bois et très basse ; sauf les roues, cela ressemble à une voiture de saltimbanques. Au bord, un peu de terre végétale où poussent des plantes. Des lianes recouvrent aussi la cahute.

Sur quantité de ces radeaux, appelés baises, balsas en espagnol,