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L’hilarité calmée, on ordonna au matelot, de plus en plus ahuri, d’apporter non pas la prétendue, mais la prévenue, laquelle se trouvait être… la lampe du poste, cette fameuse lampe solaire qui depuis Brest ne cessait de jouer des tours pendables aux aspirants.

Posée sur la table, la délinquante devint le sujet d’une longue plaidoirie. Marchal, son défenseur, invoqua deux heures durant l’ignorance, la mauvaise éducation et les déplorables instincts de cette infortunée. Bref, il plaida les circonstances atténuantes.

Le procureur général répliqua, faisant valoir les occasions que l’accusée aurait eues de s’instruire à Brest, et plus tard à bord. Est-ce qu’au carré et chez le commandant ses compagnes ne répandaient point leur bienfaisante lumière ? N’était-ce pas par suite d’un orgueil insensé et d’une obstination stupide que cette malheureuse fumait et empestait ceux dont la patience eût dû la ramener au sentiment du devoir ?

L’avocat s’écria d’un ton amer : « Je découvre trop bien un parti pris à l’avance caché sous les éloquentes paroles de M. le procureur général !… »

Le président résuma ensuite les débats ; parlant fort peu de la cause, il administra des éloges mérités aux deux orateurs.

On alla aux voix… et à l’unanimité la lampe solaire fut condamnée, sans appel ni sursis, à la peine de mort.

Pour conclure, le président ordonna que la coupable payerait sa dette à la société sur le théâtre même de ses crimes, à l’instant même. Et, interpellant le matelot :

« Énoch, ajouta-t-il, saignez la condamnée, afin que son sang impur ne souille pas la lame de nos sabres. »

« Ils sont toqués, sûr et certain, » pensait le matelot, qui répondit : « Je ne comprends point quoi que j’en dois faire !

— Vide cette lampe, idiot, expliqua un élève, vide-la jusqu’à la dernière goutte ; s’il en reste une seule, tu l’avaleras ! et puis rapporte l’objet ici.

— Ah ! qu’ils sont donc farces, ces jeunesses-là ! » murmurait Énoch en riant à se fendre la bouche.

La lampe vidée et rapportée, on la suspendit de nouveau au milieu de la table. Après quoi, avec leurs sabres, et à tour de rôle, les jeunes gens s’escrimèrent contre la condamnée. Bientôt des débris informes jonchèrent le sol du poste. Ces restes d’une lampe solaire furent balayés avec soin par Énoch et enfin jetés à la mer. Le matelot répétait à mi-voix tout en achevant sa besogne :

« Qu’ils sont donc farces, ces jeunesses ! moi, depuis que je navigue, j’en ai jamais vu de si farces ni de si gentils. »