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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

il doit paraître, car il ne se montre pas. Les nuées, lourdes de grains, chassent avec une extrême rapidité.

Huit heures, la fin du quart, il pleut à torrents. Au carré, le premier déjeuner va commencer, servi sur la table à roulis, quand une pile d’assiettes mal amarrées tombe du dressoir et se brise avec fracas ; les morceaux sautent de tous côtés ; insaisissables durant quelques minutes, ils viennent heurter les jambes de chacun. Apostrophé par le chef de gamelle, le maître d’hôtel essaye de rassembler ces débris les uns après les autres.

« Imbécile ! crétin ! crie le jeune enseigne, ne t’avais-je pas prévenu que ta vaisselle tomberait au premier coup de tangage ou de roulis ? Je te mettrai aux fers… »

Les officiers ont grand’peine à se tenir en place ; pour comble d’ennui, le poêle tire mal et fume atrocement, les yeux pleurent, et, par le temps qu’il fait, impossible d’ouvrir les claires-voies. Les convives sont d’une humeur massacrante.

M. de Langelle entre à son tour, l’air très ennuyé ; mais, après un instant, il se rassérène ; son carreau dans l’œil, il regarde tour à tour ses camarades, la vaisselle cassée, le maître d’hôtel il quatre pattes. Lorsque celui-ci a enfin ramassé tous les fragments épars, il s’en va, suivi d’un matelot également domestique du carré.

« Ça vous fâcherait-il si je vous donnais un tout petit bout de conseil ? dit le lieutenant ; moi, je n’y tiens pas, pourtant je désirerais que nous ne fissions pas un enfer de ce bateau-là.

— Parlez, Langelle, réplique le docteur, nous vous écoutons avec tout le respect dû à votre grand âge. »

Quelques-uns rient, les fronts se dérident un peu, et les jeunes gens considèrent, non sans admiration, leur commandant en second parfaitement à son aise devant une table où les objets sautent de tous côtés ; lui, se laissant aller au mouvement, au lieu de se raidir, coupe des tartines après les avoir beurrées, et il boit son café sans en renverser une goutte, correctement vêtu, avec du linge blanc, rasé de frais, tandis que les autres ont endossé, qui un veston, qui une vareuse, n’ayant pas même donné un coup de peigne à leur chevelure.

« Mes enfants, reprend Langelle, faut pas blaguer mes années, car je suis entré hier dans mon trente-cinquième printemps, et toutes les mers du globe ont eu le plaisir de me voir naviguer sur leurs eaux. Permettez-moi donc de vous parler en père, car je vous vois tous mal commencer cette campagne, d’abord à cause de la déception, suite naturelle de votre débarquement. J’avoue que le Levant avait son charme et que vous ne gagnez pas au change ; mais était-ce une rai-