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« Une semaine s’écoula ; cependant, depuis le crime, on s’imaginait à Ellora qu’un souffle de révolte passait sur l’esprit des éléphants ; les cornacs se plaignaient ouvertement qu’on les exposât à être massacrés en ne punissant pas le coupable ; ils ajoutaient que leurs sujets devenaient rétifs, et cela était vrai ; mais eux-mêmes avaient aussi moins de patience et exaspéraient souvent les animaux dont ils se méfiaient sans raison, j’en suis persuadé… Enfin, l’état des choses empirant, les officiers résolurent d’assembler un conseil de guerre pour juger Djin. Celui-ci comparut bientôt devant un jury composé de douze officiers. L’accusation fut soutenue par le chef des cornacs, les témoins cités à la barre étaient la vieille Hindoue et son petit-fils. Notre commandant accepta la charge de juge et je demandai à être l’avocat de l’accusé. Eh bien, mon ami, je crois avoir déployé un talent oratoire dont je ne me savais pas doué, juge et jurés paraissaient fort émus ; mais le chef des cornacs répliqua, il produisit aussi les victimes, la femme et les enfants du mort…, et puis le jeune garçon contredisait sa grand’mère au sujet des coups dont Djin aurait été frappé. Ma thèse étant la provocation exercée vis-à-vis de l’animal, cette thèse rejetée, Djin se vit condamné à être fusillé le lendemain matin.

« Vous rirez peut-être, mon ami, lorsque vous saurez que j’ai passé toute cette dernière nuit dans l’écurie avec Djin, bien plus calme et résigné que je ne l’étais ; pourtant il savait tout, j’en suis certain, car il ne dormit pas et il refusa toute nourriture. Parfois, ainsi qu’il faisait avec vous, Djin me caressait les mains. À la fin de la nuit dans cette solitude, sous ces immenses voûtes édifiées par des générations oubliées et qu’un rayon de lune illuminait de place en place, j’en arrivai à me demander si celui qui allait mourir n’était pas une nature humaine. Au matin, un peloton de soldats indigènes arriva, l’arme au bras, que Djin regarda sans broncher… Et pendant qu’on chargeait les fusils, après que je l’eus embrassé, je m’éloignai. Mais je résolus de l’assister jusqu’à la fin et je restai derrière les soldats.

« Feu ! » cria le lieutenant… Au lieu de s’acculer au bout de son écurie, Djin présenta la tête et le haut du corps de profil, se redressant un peu entre les barreaux de fer qui garnissaient le devant du réduit : les balles l’atteignirent au défaut de l’épaule ; d’abord on craignait d’être obligé à faire une seconde décharge et que seulement blessé à la première le condamné se débattrait. Ce spectacle nous fut épargné. Ayant fait face à la mort, Djin tomba foudroyé. Deux autres éléphants traînèrent bientôt l’immense cadavre jusqu’au fond d’une carrière abandonnée dans la forêt voisine.