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à travers le grönland.

seconde bande de drifis. Elle est heureusement étroite, et ne présente aucun obstacle ! Bientôt nos canots, battant les pavillons norvégien et danois, abordent contre un beau rocher noir dont le reflet assombrit la surface de la mer. Hurrah ! trois fois hurrah ! Au nord se trouve un petit port où les canots seront à l’abri. C’est à qui sautera le plus vite à terre pour avoir la satisfaction de fouler le sol. Le premier mouvement de joie passé, nous escaladons les rochers afin de prendre connaissance du pays. Nous sommes comme des enfants : la vue d’une mousse, d’un brin d’herbe, nous amuse ; inutile ici de parler de fleurs. Tout cela est absolument nouveau pour nous, après la longue détention sur la banquise. Les Lapons, non moins joyeux, s’en vont gravir les montagnes et il s’écoule quelque temps avant qu’ils reviennent. Maintenant il faut songer au festin. Sur un rocher tout près des canots, la cuisine est installée, et bientôt un chocolat appétissant est sur le feu. Pendant qu’il cuit, je vais en reconnaissance pour étudier du haut des montagnes la route que nous devons suivre vers le nord.

Je gravis d’abord des roches escarpées, traverse ensuite un petit glacier, puis une petite plaine couverte de mousses et d’arbrisseaux, et parsemée de grands blocs erratiques. Quelle chose nouvelle pour nous que le spectacle d’un panorama étendu ! J’aperçois la mer, la banquise, tout cela éblouissant de lumière, puis des pics et enfin l’inlandsis. Au sud apparaît l'île de Kutdlek, plus loin le cap Tordenskjold. Non seulement le nom de ce promontoire me rappelle la patrie, mais encore sa forme ; on dirait un rocher des côtes de Norvège. Je m’assois sur une pierre pour prendre le croquis de ce beau paysage. Pendant que je suis absorbé dans la contemplation de ce panorama grandiose, qu’est-ce que j’entends et qu’est-ce que je sens ? Un moustique ! Puis en voici un second et bientôt tout un essaim. Je les laisse me piquer, c’est pour moi un plaisir : leurs piqûres sont une nouvelle preuve que je suis réellement sur la terre ferme. Il y a sans doute longtemps que ces pauvres petites bêtes ne se sont repues de sang humain. Plus tard nous eûmes ce plaisir, plus fréquent et plus complet que nous ne le désirions.

J’étais assis là depuis quelque temps, lorsqu’une emberize nivéale vint se poser sur une pierre à côté de moi. Quelle joie de voir