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à travers le grönland.

quelque temps, espérons-nous ; en tout cas nous sommes décidés à ne l’abandonner que lorsque nous y serons absolument forcés. Quand nous ne pourrons plus tenir sur le glaçon, nous tenterons de mettre à l’eau les canots au milieu de cette mer furieuse. Nous serons trempés, mais nous sommes bien décidés à lutter pour la vie jusqu’à la dernière extrémité.

« Au milieu des vagues, il sera impossible de lancer les deux canots. Si nous sommes obligés d’en arriver là, nous abandonnerons une embarcation et tenterons de nous sauver sur l’autre. Nous verrons la situation quand nous serons arrivés à l’iskant.

« Maintenant, 300 mètres seulement nous séparent de la mer. Dans quelques heures nous naviguerons le long de la banquise vers le sud, ou bien nous serons noyés.

« Ravna est le plus abattu de tous, il n’est pas habitué à la mer et à ses colères. Il ne souffle mot, monte de temps en temps sur un des points les plus élevés du glaçon, et regarde tristement la ligne du ressac ; il songe évidemment à son troupeau de rennes, à sa femme, à ses enfants, à sa tente installée tout là-bas sur les montagnes du Finmark, où règne maintenant le plein été. Pourquoi a-t-il quitté tout cela ? Est-ce parce qu’on lui a offert de l’argent ? Ah non ! la vie calme dans la tente est préférable à la fortune.

« Dans les moments de danger, l’homme aime à se rappeler les belles heures de sa vie, et quelles plus belles heures, Ravna, as-tu passées, si ce n’est l’été au milieu des montagnes baignées par le soleil.

« Ici, sur la banquise, luit également un beau soleil. La soirée est magnifique comme hier soir. Le soleil se couche tout rouge, empourprant le ciel et illuminant de lueurs radieuses la terre, la glace et la mer, jusqu’au moment où il disparaît derrière l’inlandsis. Pas un souffle de vent ; la mer agitée par la houle se plisse en longues ondulations jaunes.

« Oui, le spectacle est beau. Voyez ces hautes et longues vagues, elles arrivent les unes derrière les autres en énormes crêtes mobiles dont aucun obstacle ne semble pouvoir arrêter la marche, elles rencontrent la banquise et s’y brisent en longues fusées d’eau bleue, arrachent des morceaux de glace et jettent des tourbillons