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en route vers la côte orientale du grönland.

nous aurions été hors de danger. Mais l’entrée du paradis nous est fermée ; nous dérivons maintenant vers le sud.

Tout en faisant ces réflexions nous travaillons à enlever du plancher de la tente l’eau qui filtre à travers les ouvertures de la partie inférieure. Après vingt-quatre heures d’attente, la glace s’ouvre tout à coup. Immédiatement, avec un nouveau courage et de nouvelles forces, nous essayons, le 19, à six heures du matin, d’atteindre terre. La pluie ne tombe plus aussi dru ; à travers une éclaircie nous apercevons la côte aux environs du Sermilikfjord : nous en sommes maintenant éloignés de 16 milles. Si nous ne pouvons atterrir à Inigsalik, à l’ouest du Sermilikfjord, eh bien, nous aborderons au sud, à Pikiudtlek. Nous travaillons vigoureusement pour nous frayer, un passage à travers les glaces. Près d’un grand isberg nous rencontrons des nappes d’eau libre, dans lesquelles nous engageons les canots. Tout à coup les glaces s’entre-choquent ; en toute hâte nous devons nous réfugier sur une grande plaque de glace. Maintenant le soleil perce les nuages, nous tirons les embarcations hors de l’eau, dressons la tente, et installons un campement relativement confortable. Nous revêtons des vêtements secs et faisons sécher ceux qui sont mouillés, changement que j’apprécie tout particulièrement, ayant eu la mauvaise chance de tomber à l’eau. J’allais m’élancer de la pointe d’un glaçon dans le canot, lorsque ce point d’appui céda sous mon poids. Pendant la traversée de la banquise, pareille chute fut du reste un incident journalier. Dans la journée nous nous chauffons aux rayons du soleil. Les conserves données à l’expédition par la Compagnie de Stavanger sont excellentes, l’eau abondante, et le tonnelet du canot du Jason contient de la bière. (Chaque embarcation des baleiniers pour la chasse au phoque est munie d’un barillet de bière et d’un caisson rempli de pain et de lard.) Le capitaine du Jason avait eu l’amabilité de faire déposer ces excellentes provisions dans le canot qu’il nous avait donné, et maintenant elles faisaient nos délices.

Sur ces entrefaites nous commençons à entendre le bruit d’un fort ressac du côté de l’iskant, mais pour le moment nous n’y prêtons pas attention. Nous dérivons à vue d’œil, et les montagnes du Sermilikfjord nous apparaissaient de plus en plus petites.