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à travers le grönland.

Avant de nous endormir une éclaircie nous permet d’apercevoir le Jason sous vapeur ; bientôt après il disparaît sur l’océan. Probablement à bord on nous croyait à terre depuis longtemps, sains et saufs. « Lorsque Ravna vit le navire pour la dernière fois, écrit Balto dans sa relation de voyage, il médit : « Sommes-nous bêtes d’avoir quitté le vapeur pour venir mourir ici. La grande mer sera notre tombeau. — Cela aurait été très mal d’agir ainsi, répondis-je. Nous n’aurions reçu aucun paiement à notre retour et peut-être le consul norvégien nous aurait rapatriés à Karasjok aux frais du bureau de bienfaisance. Ce qui aurait été une grande honte pour nous. »

Pendant que nous dormons, un de nous reste debout, chargé de nous réveiller si la glace s’ouvrait assez pour nous permettre de continuer vers la côte. Dietrichson s’offrit pour faire le premier quart.

Les glaces ne s’écartèrent que très peu, une seule fois et encore pendant un instant. Je pensais profiter de cette occasion pour nous remettre en marche, mais bientôt les pressions recommencèrent. D’autre part les glaçons étaient trop petits pour qu’il fût possible de haler les canots. Tant que la pluie tombait, nous pouvions dormir et attendre. Nous étions déjà à ce moment emportés par un courant !

Nous sommes entraînés à toute vitesse au milieu d’un large banc de glace à l’ouest du Sermilikfjord. Là un courant nous porte dans le sud et nous éloigne de la côte, en dépit de tous nos efforts pour nous en rapprocher. Si nous n’avions pas été retardés par l’accident arrivé au canot, nous aurions pu traverser ce banc, où le courant est très violent, et atteindre ensuite des eaux plus calmes le long de terre.

La vitesse du courant dépassait toutes mes prévisions. Que ce courant fût rapide, je le savais, mais si j’avais connu sa véritable force, j’aurais pris d’autres dispositions. Il eût été par exemple préférable de débarquer sur la banquise plus à l’est, par le travers du cap Dan ; là nous aurions, suivant toute probabilité, traversé la barrière de glaces, sans être entraînés à l’ouest, au delà de l’embouchure du Sermilikfjord, dans le grand banc où le courant porte vers le sud. Dans notre position nous pouvions seulement examiner la situation dans laquelle nous nous serions trouvés si nous avions agi ainsi. Si, pendant une heure seulement, le chenal avait été un peu ouvert.