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à travers le grönland.

maintenant elle augmente, en même temps le ciel noircit et prend mauvaise apparence. C’était à coup sûr un curieux spectacle de nous voir travailler à nous frayer un passage à travers la banquise, couverts de nos imperméables noirs et de nos capuchons, qui nous donnent l’air de moines. Les canots avancent dans le sillage l’un de l’autre au milieu de glaçons dont la blancheur immaculée contraste étrangement avec la noirceur du ciel. Sur les pics décharnés des bords du Sermilikfjord s’étendent de sombres nuées, déchirées par endroits ; à travers ces trouées le ciel apparaît dans le lointain illuminé par un rayonnant coucher de soleil. Mais cela ne dure pas longtemps, les trous se ferment, les nuages deviennent plus sombres et la pluie s’abat sur nous.

Plus loin la marche devient pénible. Souvent, pour reconnaître la meilleure route à suivre, nous devons escalader un monticule de glace ; du haut d’un de ces mamelons nous saluons une dernière fois le Jason en agitant le drapeau national. On nous voit de là-bas et le navire nous rend notre salut en abaissant son pavillon. Maintenant en avant ! nous n’avons pas de temps à perdre.

Au début un grand isberg se trouvait dans l’ouest ; bien que nous nous dirigions toujours vers l’est, nous nous en rapprochons de plus en plus. Évidemment un courant nous poussait vers l’ouest. Nous faisons alors roule pour passer à droite de cette montagne de glace. Tout à coup, dans son voisinage nous fûmes pris par un tourbillon terrible. Les glaçons jetés les uns sur les autres tournoyaient sur eux-mêmes, et se renversaient en menaçant de briser nos deux canots. Sverdrup parvint à mettre en sécurité son canot sur un glaçon pendant que nous faisions tous nos efforts pour atteindre une flaque d’eau. À chaque instant notre embarcation risquait d’être brisée. En pareille circonstance, on doit se réfugier, si l’on peut, soit au-dessus des isfod[1], soit dans une anse creusée dans l’épaisseur des glaçons. Au prix de grands efforts nous réussissons à nous tirer

  1. L’eau de mer érode les glaçons, principalement à leur ligne de flottaison. À la partie du glaçon proéminente en dessous de cette ligne on donne le nom de « pied » (isfod). En cas de pression, ce pied constitue un excellent abri ; la portion du glaçon avançant sous l’eau arrête les autres drifis et les empêche d’atteindre le canot abrité dans la flaque d’eau libre située au-dessus de cette langue de glaces. Les échancrures des glaçons offrent également un abri sûr, leurs bords empêchant les drifis de pénétrer au fond de ces ouvertures.