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à travers le grönland.

grossière était le seul instrument de chirurgie que je possédais, et je fis l’opération à la lueur d’une petite lanterne. Tout le monde refusa d’y assister et il ne me fut pas facile d’avoir un aide, ne fût-ce que pour tenir le luminaire. Enfin tout est prêt ; je fais une large piqûre au bras malade ; le malheureux, en proie à une douleur terrible, s’écrie : « Arrêtez, vous me tuez ». Quelques gouttes de sang tombent, suivies d’un flot de matière blanche. Le malade perdit connaissance et durant plusieurs jours eut le délire. Pendant ce temps les matelots ne voulaient plus descendre dans le poste, dans la crainte de voir mourir leur camarade. À la même époque, un autre matelot fut frappé d’aliénation mentale : leur frayeur augmenta encore. Il n’est pas agréable, je dois le reconnaître, de se trouver dans une étroite cabine en compagnie d’un fou et d’un malade qui délire.

Plus tard je dus faire subir au malade une nouvelle opération. Cette fois encore, des litres de pus sortirent de la blessure. La convalescence fut longue, mais avant de quitter le Jason, j’eus la satisfaction de voir mon homme debout. Jamais je n’oublierai l’expression de reconnaissance que prit sa physionomie lorsqu’il me fit ses adieux au moment de notre débarquement sur la banquise.

Pour cette période du voyage mon journal n’offre aucun intérêt, sauf pour les marins de l’océan Glacial. Peu d’incidents à noter ; nous louvoyons le long de l’iskant, en essayant de pénétrer au milieu de la banquise. Tantôt les glaces s’ouvrent, tantôt elles se ferment ; un jour nous voyons un petit nombre de phoques, un autre jour un grand nombre, parfois même des troupes considérables couchées au loin sur la banquise. Le navire se dirige de ce côté en se frayant un passage au milieu des glaces compactes, et, au moment où il approche du troupeau, tous disparaissent.

Le 26 juin, nous sommes au milieu de la banquise, par 66° 24’ de latitude nord et 29° 45’de longitude ouest. Au nord, la terre est en vue. Nous reconnaissons deux hautes montagnes situées vraisemblablement sur la côte de Blosseville ; elles se trouvent plus à l’ouest que les deux pics marqués sur les cartes dans cette partie du littoral. Plus tard j’eus l’occasion de m’entretenir à ce sujet avec le capitaine