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a bord du jason.

vision de viande fraîche, dont nous mangeâmes une partie sur la banquise après avoir quitté le Jason.

Dans les régions arctiques l’air est très pur, il n’existe aucun bacille, par suite la viande peut rester longtemps exposée à l’air sans se gâter. La putréfaction ne se produit que si des germes apportés de terre se trouvent à bord.

Les gens du peuple ont souvent une aversion incompréhensible pour certains aliments. Après que le poney eut été abattu et découpé suivant les règles de l’art, un matelot m’en demanda un morceau. Immédiatement j’accédai à son désir. De suite notre homme goûta cette viande crue, mais à peine en avait-il avalé un morceau qu’il fit une grimace affreuse et déclara ne plus en vouloir. Comme nous avions maintenant plus de viande fraîche que nous n’en avions besoin, j’en offris à l’équipage, mais personne n’en accepta ; aucun matelot ne voulut consentir à manger du cheval. Plus tard, un homme m’en demanda un morceau pour le saler. Dans ma joie de trouver un gaillard qui ne partageait pas le préjugé général, je lui fis observer que la viande serait meilleure fraîche. « Cela se peut, me répondit-il, mais ne croyez pas que je sois assez glouton pour manger une pareille saleté. Je désire simplement de cette viande pour nourrir mes porcs à notre retour en Norvège. »

À bord des baleiniers les matelots se plaignent souvent de troubles digestifs, dus à une alimentation de conserve, et jamais ils ne voudraient toucher à la viande de phoque. Seulement avec les animaux que nos marins tuent dans une journée de chasse, une tribu d’Eskimos pourrait longtemps vivre dans l’abondance[1]. Aussi, grand fut l’étonnement de l’équipage lorsqu’il me vit recueillir le sang d’un jeune stemmatope, et le porter au cuisinier pour qu’il nous en fit un pudding. Il ne fut pas facile de décider plusieurs de nos amis à en manger ; ceux qui en goûtèrent déclarèrent le mets excellent, mais refusèrent d’en prendre une grande portion ; ils savaient que le pudding était fait avec du sang de phoque et cette pensée leur enlevait tout appétit. Plusieurs de mes camarades ne se montrèrent pas si

  1. Les Eskimos du cap Dan trouvent parfois sur la banquise des corps de phoques tués par les baleiniers. Eux n’ont garde de les perdre ; ils les recueillent soigneusement et s’en régalent.