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à travers le grönland.

chasseurs comme les joueurs n’ont aucun égard pour les amis. Tous les baleiniers de l’océan Glacial pratiquent l’égoïsme le plus brutal ; chacun cherche à tromper son voisin. Si au moment où la vigie découvre des phoques, d’autres navires se trouvent dans le voisinage et ne les ont pas aperçus, on a recours pour les tromper aux stratagèmes les plus ingénieux. On fait, par exemple, route dans une direction opposée à celle où se trouve le gibier, comme si on en apercevait de ce côté, et lorsqu’on a entraîné les autres sur cette fausse piste, on revient dans la direction première pour être seul à profiter de l’aubaine.

Dès que les phoques sont en vue, grande est l’animation à bord. Tout le monde se tient debout sur les bordages pour découvrir le gibier. Leur curiosité satisfaite, les matelots préparent les embarcations, y déposent des vivres, des munitions, nettoient une dernière fois les fusils, affilent les couteaux pour pouvoir dépecer rapidement les phoques. Ces préparatifs achevés, les hommes observent de nouveau la banquise, regardent dans quelle direction est braquée la longue-vue de la vigie, et essaient de découvrir quelque chose. Aperçoivent-ils un phoque, la conversation s’engage aussitôt ; en voient-ils plusieurs, la joie devient générale. Du haut du nid-depie, le capitaine commande la manœuvre. La barre à bâbord ! la barre à tribord ! la barre droite ! et les deux timoniers font tourner sans relâche la roue du gouvernail. Dans la chambre de chauffe les feux sont activés. L’hélice bat la mer à coups redoublés en laissant un sillage bleu que la glace, un instant repoussée, recouvre bientôt. Le bâtiment heurte les glaçons ; les chocs sont si violents que parfois il est impossible de rester debout sur le pont. Les phoques ne sont maintenant plus loin. Du nid-de-pie le capitaine ne les perd pas de vue, cherche les passages les plus faciles et prend ses dispositions pour les atteindre rapidement. Préparez-vous à mettre les embarcations à la mer ! À ce cri, tous les hommes accourent joyeux. Dans le poste la confusion est extrême ; les dormeurs se réveillent, tout le monde s’habille en hâte, en même temps le cuisinier s’occupe de servir un solide repas aux chasseurs avant leur départ. Souvent il est nécessaire de naviguer pendant une demi-journée au milieu des glaces avant d’arriver jusqu’aux phoques.