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À TRAVERS LE GRÖNLAND.

nature inconnue. Le capitaine donne l’ordre de changer la route et de suivre l’iskant[1]. Pendant plusieurs jours nous longeons la banquise, puis voici qu’un soir le vent fraîchit et que la tempête menace. Nous allons alors chercher un refuge au milieu des glaces, mais, avant d’avoir pu nous abriter, la tempête éclate. La voilure est réduite aux huniers, néanmoins le bâtiment avance rapidement, en culbutant les glaces qui lui barrent la route. La situation devient grave : la mer est très grosse, les glaçons se brisent, s’entre-choquent avec fracas, les ordres du capitaine lancés de la passerelle dominent tout ce bruit, et dans le plus profond silence l’équipage les exécute avec précision. Tout le monde est sur le pont, personne n’a voulu rester en bas dans le poste, à ce moment solennel où le navire craque dans son être entier. Le bâtiment continue sa marche, il va entrer au milieu de la banquise, lorsque surgit devant nous une énorme masse blanche. On réussit à l’éviter. Mais voici qu’une vague s’abat sur le navire, un craquement terrible se fait entendre, puis un second : les bordages sont enlevés des deux côtés.

Une fois au milieu des glaces, la mer tombe, on n’entend plus que le bruissement de la tempête encore plus violente qu’auparavant. Grand avait été le danger couru, mais nous étions maintenant à l’abri. Le lendemain matin, lorsque je montai sur le pont, un beau soleil brillait au-dessus de la blancheur éblouissante des glaces, seules les avaries rappelaient la terrible lutte de la nuit. Voilà l’histoire de ma première rencontre avec les glaces.

Qu’elles étaient différentes les circonstances lorsque je vis la banquise pour la seconde fois. Le soleil luisait et la mer s’étendait dans un calme majestueux autour de la nappe blanche.

La banquise ne forme pas une masse compacte d’un seul tenant. Elle se compose de blocs juxtaposés de différentes dimensions, dont l’épaisseur varie de 6 à 12 ou 15 mètres. Nul ne sait encore leur lieu d’origine et leur mode de formation. Suivant toute vraisemblance, ces glaçons proviennent de la partie la plus septentrionale de l’océan polaire, où nul navire n’a encore pénétré. Entraînés par le courant, ils descendent vers le sud le long de la côte orientale du

  1. Lisière de la banquise. (Note du trad.)