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À TRAVERS LE GRÖNLAND.

Pauvre victime de notre cruauté, le navire ne s’arrête pas pour la recueillir. Pendant longtemps nous la voyons, entourée de ses camarades, battre l’eau de ses ailes. Sommes-nous inhumains de prendre plaisir à torturer ces pauvres oiseaux !

Avant de quitter la région des bancs, nous faisons une provision de poissons frais. À 4 milles environ de la côte, le Jason s’arrête ; tout de suite les lignes sont mises à l’eau. On attend quelques minutes et voici qu’on ressent une secousse dans la main. On hale vite et vite pour relever de l’eau une belle morue. Après ce premier succès, on en prend une, deux, trois et cela mord toujours. Maintenant nous voudrions bien prendre des flétans. Le vapeur avance dans la direction où se trouvent, croyons-nous, les bancs fréquentés par ces poissons. Les lignes sont mises à l’eau, mais cette fois la chance ne nous est pas favorable. Le navire change de place, même résultat. Après cet insuccès, le navire continue sa route vers l’ouest.

La nuit est magnifique. Le soleil s’est couché, laissant dans le nord et l’ouest une traînée lumineuse ; devant nous s’étend l’océan uni comme un miroir, sur lequel se réfléchissent les colorations du ciel. Entre ces deux plans éblouissants de couleurs se dresse la haute masse noire du Jason. Derrière nous disparaît la masse violette de la côte d’Islande. Nous quittons nos familles, nous abandonnons la vie civilisée. Que trouverons-nous dans quelque temps ? Nul ne le sait, mais à coup sûr cela doit être très beau. Un départ par une belle nuit est toujours plein de promesses. Parmi les choses grandioses, en est-il de plus impressionnante qu’une belle nuit comme celle d’aujourd’hui. Dans la vie, l’espoir et les souvenirs tiennent la plus grande place. L’espoir, on l’a le matin, et le soir, les doux souvenirs nous reviennent à la mémoire.

Le lendemain (le mardi 5 juin), nous rencontrons la glace, qui se trouve cette année très loin dans le sud. L’impression produite par la vue de la banquise sur celui qui la voit pour la première fois est très différente de celle à laquelle il s’attendait. Dans son imagination, le novice dans la navigation sur l’océan Glacial suppose au monde des glaces des formes fantastiques et une lumière non moins extraordinaire. Tout différent est l’aspect de la banquise : ses grandes lignes et sa coloration générale sont uniformes, néan-