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288 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pierre est amant de cœur. Parce qu'il est aimé, tout ce qu'il dit est flatteur, tout ce qu'il souhaite est agréable. Parce que Michiels n'est pas aimé, tout est odieux en lui, ses prévenances, son amour, sa colère et, dans la détresse financière où il se débat, ses appels, et cet éperdu besoin d'être compris et soutenu qui convainc si facilement les femmes indécises. Mais Lucienne ne fait même pas l'effort d'écouter. Or il se trouve que la ruine de Michiels entraînera celle de Pierre. Celui-ci n'a pas besoin d'une hypocrisie bien savante pour persuader sa maîtresse : il y a une belle tâche à remplir, il faut soutenir Michiels, lui donner ce réconfort qui le fera triompher des obstacles. Flattée en sa vanité de petite femme entretenue, Lucienne s'essaie à son nouveau rôle. Dérouté, fou de joie, Michiels mord à l'appât. Le naïf égoïsme a beau percer sous le zèle indiscret de sa maîtresse, telle est sa soif de sympathie qu'un instant il se croit aimé. Imprudemment, il cherche appui dans cet amour, il oublie un peu de se récrier, de remercier, d'être confondu. C'est assez pour que la jeune femme se lasse de son attitude ; l'indifférence et la méchanceté ne se dissimulent plus, éclatent, prennent leur revanche en une scène cruelle où l'émotion est tout près de rompre le ton de la comédie. Entre temps, Pierre a pu tirer son épingle du jeu. Dégagé de souci, il ne demande plus qu'à se laisser aimer. C'est tout ce qu'il faut à Lucienne.

Tel est le mouvement d'ensemble de cette comédie. Vu de près, chaque épisode est composé comme il le serait chez Marivaux, d'une série de mouvements secondaires, actions et réactions, qu'on pourrait comparer au flux et au reflux des vagues dans le régulier progrès d'une marée. Chaque scène est minutieusement dessinée ; l'auteur en reste constamment le maître. Il ne cherche pas à entraîner le spectateur malgré lui, à le troubler, à l'envoûter par d'habiles sortilèges dont on est victime sans savoir comment. Il ne cesse de s'adresser à son intelligence. L'émotion est rarement directe; elle n'est en rien, si je puis dire, physique. On n'est ému qu'en raison de ce qu'on

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