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560 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

avait la plaie secrète qui ronge les existences manquées. Vers le milieu de sa vie, lorsque le diplomate le plus désabusé est obligé comme le poète de regarder en arrière, Chesterfield dut se sentir au bord d'un abîme de détresse. Il avait aspiré au premier rang, consciemment il s'y était acheminé, et toujours un obstacle l'en avait écarté ; il avait de son nom et de son œuvre une juste fierté et il n'avait pas d'enfant sur lequel il pût en reporter l'agréable fardeau ; sa femme, qu'il avait épousée par calcul, il s'était habituée à ne pas l'aimer depuis trop longtemps pour qu'il pût s'appuyer sur son affection ; il était trop bien né pour s'attacher à des vanités littéraires, trop libéral pour courir après les richesses, trop averti pour se donner quelque manie, trop spirituel pour trouver quelque dou- ceur dans sa propre mélancolie. A cinquante ans, il se voyait sur la route de la vie seul, sans soutien et sans but. C'est alors qu'il s'occupa de Philippe Stanhope.

Il s'en occupa avec passion, pendant plus de vingt ans. Il ne négligea rien ; tout ce qu'on peut procurer à un jeune homme de facilités et d'agréments afin qu'il apprenne sans se rebuter et qu'il réussisse sans avoir eu à souffrir du succès, ce père unique le donna à son fils sans compter. Dans toutes les villes, Philippe trouvait une lettre de son père qui mettait à sa disposition son expé- rience, ses amitiés, son crédit. Qu'il fût en Irlande où à Londres, ou à Bath, il voyageait avec lui par la pensée et par le cœur. Il voulait que son fils fût diplomate. Lui- même avait trop éprouvé les joies de disposer du sort des empires pour ne point considérer cette carrière comme la plus brillante et la plus belle. Partout où il allait, Philippe se voyait indiquer ce qu'il avait à apprendre, quelquefois

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