5l6 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Un autre jour, j'avais fait, par hasard, une dictée si bonne que la maîtresse de français m'accusa de l'avoir copiée et ne voulut jamais croire mes dénégations. Je goûtai longtemps mon chagrin. Je le serrais tout contre moi ; il me tint compagnie pendant deux jours ; et, quand il se fut évaporé, je fus triste d'avoir été consolée si vite. Pourtant, c'était une injustice inoubliable. Dans vingt ans, quelque part, je rencontrerais cette femme, et je lui dirais: " Vous savez, cette dictée ? eh bien, je ne l'avais pas copiée. " Mais ces vingt années qui me serviraient de témoins irrécusables, je les sentais au-dessus de moi comme une énorme chaîne de montagnes, toute noire et horrible, dans un pays inconnu.
Pendant que je souflFrais, je songeais tout le temps que ce n'était rien, que cela passerait comme d'autres douleurs avaient passé, que celle-ci n'était que relativement pénible, qu'il y avait des gens bien plus malheureux que moi en cet instant même, et qu'enfin je mourrais un jour. Mais j'aimais le goût des larmes retenues, de celles qui semblent tomber des yeux dans le coeur, derrière le masque du visage. Je les amassais comme un trésor ; c'était une source rencontrée au milieu de mon voyage de la journée. Voilà pourquoi j'aimais à être grondée.
Mais quand je voulais être consolée tout de suite, je n'avais qu'à songer à Rôschen. Elle avait treize ans, l'année dont je vous parle — un an de plus que moi, — et elle était dans la classe au-dessus de la mienne. Elle venait de la Suisse allemande, ce qui l'avait fait surnom- mer " la Prussienne. " Je ne lui avais encore jamais parlé, mais je la regardais autant que je le pouvais, et chaque soir avant de m'endormir je pensais à elle avec tendresse.
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