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3 I 8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

volumes ne les eussent pas épuisés. C'est d'une gaîté énorme, inattendue, impossible à refouler, impossible à satisfaire et qui jouit prodigieusement du spectacle qu'elle se donne. J'ai pensé à un Rabelais qui aurait à s'amuser de tant de choses qu'il n'irait jamais jusqu'au bout de chaque éclat de rire pour en commencer un autre. Cela est nourri de verve, étonnée de se découvrir, de joie longtemps bridée par le malheur, et l'assouvissement imaginaire le fait se ruer dans la satisfaction bruyante comme un animal lâché. Parce qu'il a la main ouverte, nous ne lui en voudrons pas d'être noceur, parce qu'il aime ses amis, nous ne lui en voudrons pas de prendre leurs femmes, nous ne lui en voudrons pas d'être un mufle, parce- qu'il souffre d'en être un. Riche, il sera ce qu'il a rêvé d'être pauvre, ce qu'il était déjà quand il était pauvre. Il épuisera la vie imaginaire, à en crever.

Il en crève. Le suicide de Croquignole est peut-être ce qu'il y a de plus joyeux dans Croquignole. S'il rentrait dans sa vie habituelle, le livre serait vraiment trop cruel. Croquignole tire sa révérence au monde après s'être avoué tout entier. Pour nous, il a terminé son rôle.

Ce livre est un des plus mystérieux de ceux qu'a écrits Philippe. Il est si rempli d'indécision, si joyeusement et sain- tement ému de rencontrer dans la vie toutes ces choses qui sont gaies et toutes ces choses qui sont tristes, toutes ces choses qui sont riches et qui sont pauvres, qui sont vertueuses et qui sont vicieuses, qui sont belles et qui sont laides ou qui ne savent pas ce qu'elles sont, qu'il fait penser à un germe incertain où l'univers s'accumule dans la virtualité de ses forces indifférentes. Toute l'œuvre de Philippe s'y définit négativement, elle frémit en dedans de choses qu'il ne soup- çonnait pas lui-même, que la vie ne lui eût jamais révélées qu'à demi parcequ' elles jaillissaient sans arrêt des sources cachées de son être, avec un murmure sourd et continu. Il était gros de ces formes indistinctes que les grands artistes ne mûrissent jamais tout à fait et qui sortent d'eux inépuisable- ment pour prendre leur apparence et leur sens définitifs dans l'intelligence de ceux qui les entourent et de ceux qui vien- dront après eux. Elie Faure.

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