Page:NRF 1909 8.djvu/39

Cette page n’a pas encore été corrigée

LA CULTURE DU SOUVENIR I23

souvenir : il prévoit et savoure, dans le présent, la beauté supérieure du passé.

Une telle disposition d'esprit, habituelle et consciente, est très rare. Sans doute, elle fut développée chez Fro- mentin par les habitudes professionnelles. Peintre et paysagiste, forcé de recourir, pour fixer les aspects fugitifs des choses, à la mémoire, il analyse et recueille, avec abondance et précision, tous les documents que la nature fournit, toute la matière de l'œuvre future ; son métier est de regarder, et de voir.

Mais il entend, mais il sent, mais il respire : la nature a prise sur lui, non seulement par ses couleurs et par ses lignes, mais par ses bruits, son silence et ses parfums, et la douceur de l'air, ou sa rudesse. Il n'est pas uniquement peintre, et la beauté n'est pas pour lui exclusivement pittoresque. Toutes les sensations accessoires, qui, le plus souvent, pour le paysagiste, demeurent non pas incons- cientes, mais inexprimées ; qui se subordonnent à l'aspect visible des choses, et qui seront suffisamment traduites, si l'œuvre donne pleinement l'impression du réel ; qui seront impliquées, mais non formulées — et pour cause — dans le tableau, comme elles sont impliquées, mais non analy- sées dans la vision directe ; tout ce qu'un peintre ordinaire ignore, oublie, ou parfois élimine volontairement de sa mémoire, comme étranger à son œuvre, Fromentin le garde et le fixe à jamais : c'est que les souvenirs sont pour lui, avant tout, non les matériaux de son travail, mais les téinoins de la vie de son âme.

En efiFet, bien plus que les habitudes de l'aftiste, bien plus que l'acuité spéciale de sa vision, la nature intime de Fromentin et l'histoire douloureuse de sa jeunesse expli-

�� �