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SUITE AU RECIT ... 337

en rendaient le souvenir plus aigu dans mon cœur. Ainsi, chez un soldat qui a fait plusieurs fois la guerre les récentes blessures n'efifacent point les anciennes mais leur communiquent une acuité qui en réveille le mal.

Le spectacle de la mer était le seul plaisir que mon accablement me permît de goûter encore. Il me semblait, à mesure que je quittais les terres et gagnais la côte, que toute la distance qui me séparait de ma chère morte diminuât un peu ; mais le murmure du vent et le mou- vement des flots qui venaient gémir en touchant les dunes me jetaient hors de moi. Pour un peu, sans me retenir à la vie, je fusse entré dans les flots, j'eusse battu des mains en appelant Manon, j'eusse cherché à gagner l'Amérique à la nage. Mon extrême faiblesse et le feu de mon délire m'empêchaient chaque fois de quitter le rivage ; la raison, en reprenant peu à peu possession de mon être, me reprochait mon acte ; mais, d'autres fois, je n'étais pas le maître de mon mal ; je m'emportais contre le destin aveugle, je montrais le poing à la mer, je la piquais de mon épée et l'excès de ma fureur exerçait sur moi un ravage si grand que, mes dernières forces n'y résistant pas, je tombais, inanimé, devant l'étendue. Il m'arriva ainsi, maintes fois, de m'endormir ; mais l'em- brun du soir ou la fraîcheur de l'eau me réveillaient toujours. D'abord je me dressais en me portant à moitié sur un coude ; je tendais l'oreille ; chaque flot, en ve- nant mourir à mes pieds, me semblait un appel de Manon. Je me penchais sur ma couche de sable ; mes tempes battaient, mes jambes fléchissaient sous le poids de mon corps et je cherchais le désert comme si j'eusse été en Amérique. — " Où est Manon, disais-je alors ? Où est

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