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462 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tard qu'il atteignit l'âge de raison, qu'il put établir des comparaisons, connaître la place qu'il occupait en ce monde et se dire en voyant certaines per- sonnes : "Je fais des choses qu'elles ne font pas, j'accomplis des fonctions qui leur sont étrangères, j'appartiens à une classe qui n'est pas la leur. " A huit ans il ne faisait même pas la différence entre ceux qui donnent du pain et ceux qui en reçoivent, il jugeait de l'activité humaine par ses seules actions et croyait que tous les hommes, comme sa mère et lui, parcouraient les routes, la tête basse, avec cette fatigue, pour aller chercher dans certains entrepôts du pain, du fromage et des poires.

Il croyait encore et surtout que les pères sont morts, que les mères chaque matin font des ména- ges, que les enfants les attendent et que l'après- midi et le soir s'écoulent dans des maisons sombres où le temps vous surveille et ne s'en va qu'à l'heure où vous vous mettez au lit. Sa vie était la vie, il s'ennuyait parce que l'on doit s'ennuyer ; lorsqu'il mangeait du pain sec, c'est parce que la Terre ne produisait que du pain sec. Il n'imaginait pas qu'il existât d'autres choses qui pussent être mangées, et à moins d'habiter la Lune où, à portée de la main, l'on a le bleu du ciel et les nuages qui le couvrent et où il y a peut-être des poires tous les jours dans chaque maison, Charles Blanchard estimait que son sort était le commun sort et qu'il ne pouvait pas désirer davantage.

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