Page:NRF 1909 11.djvu/86

Cette page n’a pas encore été corrigée

4^22 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

l'on pourrait appeler: juste, — par opposition à la critique pas- sionnée qu'on se plaît aujourd'hui à trouver seule féconde. Jus- tice à l'égard de Wagner, des amis faibles ou médiocres, des femmes qui d'une tendresse fidèle, bien qu'incompréhensive, surent adoucir la solitude du proscrit, justice à l'égard des différentes tendances que Nietzscheaappuyéestour à tour. C'est, malgré la chaleur de l'admiration, un livre de mise au point, un livre qui résume les problèmes et cherche en face d'eux une attitude plausible. Il fait comprendre ; il inspire vénéra- tion et virile pitié. Mais, à force d'avertissement, il amortit le choc bienfaisant, la morsure vive dont n'importe quel écrit du " Solitaire des hauteurs " surprend une âme non prévenue.

Quiconque possède encore la plasticité d'esprit qu'il faut pour qu'un profond coup de charrue l'ameublisse et le féconde, qu'il aborde directement Zarathoustra ou La Naissance de la Tragédie ou tel volume qu'il lui plaira. Il le jugera moins bien, mais si c'est de nourriture spirituelle et non d'érudition qu'il est affamé, il y trouvera des émotions plus fortes. Daniel Halévy n'a pas l'enthousiasme d'un disciple. Il est trop sûr de lui, ou du moins il a l'esprit trop lucide. Il ne veut pas ou ne sait plus dépasser cette admiration clairvoyante que l'on peut motiver, où l'on peut se maintenir sans crainte d'avoir à se dédire un jour. Le livre de Daniel Halévy n'est pas pour les jeunes gens.

Il leur nuirait en rendant l'abord du prophète trop facile. Il est bon que l'on se fatigue à travers rochers et ronces pour monter jusqu'à sa montagne. Ce n'est pas un philosophe de plain pied ; il étouffe quand on le prive de son " air des grandes altitudes. " Les seuls lecteurs qu'il ait souhaités, ne sont-ce pas " ces audacieux, ces tentateurs, souples, rusés, circonspects, ivres d'énigmes, dont l'âme est attirée par des flûtes vers tous les gouffres dangereux ? "

Hélas, on tremble sitôt qu'un livre, même excellent comme celui-ci, rapproche du grand public une œuvre qui n'est pas faite pour lui. Si cette Vie de Nietzsche eût été plus hirsute, le chroniqueur du Temps n'eût pas été tenté d'en rendre compte; il ne se fût pas jeté sur l'estime où l'ennemi du Wagnérisme tint Carmen, pour en faire le trait dominant d'une figure cari-

�� �