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292 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de mon grand-père nous y venions, l'été, passer deux ou trois semaines. On sentait trop que l'on était là par l'effet d'une faveur insigne de laquelle il fallait se tenir pour infiniment reconnaissant et honoré. Nous ne nous donnions guère nos aises dans ce jardin où il était défendu de cueillir une rose, et où quelque manœuvre s'occupait toujours derrière nous à ratisser les traces de nos semelles.

Bon papa Aubineau n'était pas un mauvais homme, mais, profondément égoïste, il répugnait à être troublé dans la paisible jouissance de sa propriété, ce Longval, son orgueil, sa folie et son seul amour en ce monde. Pour qu'il vous pardonnât l'hospitalité qu'il vous offrait par devoir uniquement et la plus brève possible, il eût fallu le flatter du matin au soir. Il humait volontiers l'encens. Bavard implacable, sa personne et tout ce qui s'y rapportait formaient le thème exclusif de ses discours. Il se citait perpétuellement en exemple et ne se recon- naissait pas d'égal. Une légère surdité, dont il tirait parti, lui permettait de se désintéresser des paroles d'au- trui ou de n'entendre que ce qu'il voulait bien. Ses soliloques fatiguaient son gendre, au bras duquel il se promenait des heures durant. Mon père les subissait avec déférence, en réprimant parfois une grimace. Satisfait de soi, bon papa n'appréciait pas la modestie; valide et con- tent de la vie, il n'aimait ni les malades, ni les pes- simistes; fils de ses œuvres, il méprisait les maladroits. Tout cela, il ne l'envoyait pas dire à mon pauvre père.

Il avait au reste quelques droits à se faire valoir. C'étaient le travail, l'ordre et l'économie, desquels il se vantait tant, qui lui avaient permis d'accroître considéra- blement la fortune créée par le fondateur de l'imprimerie

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