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la nouvelle revue française

le bureau de mon oncle où l'on avait fait disposer des pupitres d'écoliers. Mon cousin Robert et moi nous travaillions côte à côte ; derrière nous, Juliette et Alissa. Alissa a deux ans de plus, Juliette un ans de moins que moi ; Robert est, de nous quatre, le plus jeune.

Ce ne sont pas mes premiers souvenirs que je prétends écrire ici, mais ceux-là seuls qui se rapportent à cette histoire. C'est vraiment l'année de la mort de mon père que je puis dire qu'elle commence. Peut-être ma sensibilité, surexcitée par notre deuil et, sinon par mon propre chagrin du moins par la vue de celui de ma mère, me disposait- elle à de nouvelles émotions : j'étais précocement mûri ; lorsque cette année nous revînmes à Fongueusemare, Juliette et Robert m'en parurent d'autant plus jeunes, mais en revoyant Alissa, je compris brusquement que tous deux nous avions cessé d'être enfants.

Oui, c'est bien l'année de la mort de mon père ; ce qui confirme ma mémoire, c'est une conversation de ma mère avec Miss Ashburton, sitôt après notre arrivée. J'étais inopinément entré dans la chambre où ma mère causait avec son amie ; il s'agissait de ma tante ; ma mère s'indignait qu'elle n'eût pas pris le deuil ou qu'elle l'eût déjà quitté. (Il m'est, à vrai dire, aussi impossible d'imaginer ma tante Bucolin en noir que ma mère en robe claire.) Ce jour de notre arrivée, autant qu'il m'en souvient, Lucile Bucolin portait une robe de mousseline. Miss Ashburton, conciliante comme toujours, s'efforçait de calmer ma mère ; elle arguait craintivement :

— Après tout, le blanc aussi est du deuil.

— Et vous appelez aussi “du deuil” ce châle rouge qu'elle a jeté sur ses épaules ? Flora, vous me révoltez ! s'écriait ma mère.