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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 63

qu'il se conforme invinciblement au personnage qu'il a créé. Jarrv a été littéralement décervelé par le Père Ubu, c'est-à-dire que le Père Ubu lui a mis dans la tète son propre cerveau. Et ce décervelagc a eu des suites, il continue. « L'ubuisme, dit M. Chassé, est encore pour certains une sorte de religion. On m'affirme qu'à Paris ii existe trois ou quatre Père Ubu, parlant comme Ubu, s'habillant comme lui et s'efforçant de penser à sa manière. » Le vrai théâtre, les vrais acteurs d'Ubu les voilà, et non pas les décors, le lustre et le public qui gelèrent dans cette lugubre soirée. Ce rôle qui devient une véritable incarnation, et qui dure une vie, cela nous transporte aux origines mêmes du théâtre, nous fait épouser le courant même de l'ivresse dionv- siaque. \Sn critique dramatique, s'il n'est pas abruti par le métier, devra remercier le ciel de lui avoir mis sous les yeux ce cas privilégié.

Cas privilégié qui n'est pas un cas unique. J'ai toujours été frappé par la ressemblance singulière du Père Ubu avec le Gar- çon de Flaubert. Comme Ubu, le Garçon est né de cerveaux d'enfants ; il a été produit à Rouen sur le théâtre du Billard comme Ubu sur le théâtre des Phvnances. Le Garçon et Ubu sont des tvpes de bêtise énorme, mais aussi et surtout de bêtise consciente, d'égoïsme et de scélératesse avoués, qui arrivent à se confondre avec la réussite d'une intelligence débrouillarde, et qui finissent par coïncider avec l'épanouissement d'un triom- phe, avec ce surhomme imaginaire que projette si facilement comme son image renversée le sous-homme enfantin. Le Gar- çon et Ubu c'est Guignol. Notre meilleur document sur le Gar- çon, nous le trouvons dans une page du Journal des Concourt où Flaubert caractérise très clairement le personnage, et Jules de Goncourt, qui tient ici la plume, l'appelle fort pertinemment une plaisanterie de provincial. Le Garçon et Ubu ne peuvent naître en effet que chez des enfants de province, qui gardent plus longtemps et plus savoureusement leur fraîcheur, et qui ont sous les yeux, dans le mécanisme lent de la vie rou- tinière, une image plus étoffée de l'automatisme et des ridicules humains. On ne voit guère Ubu apparaissant chez les jeunes juifs de Condorcet, ou à Henri IV chez les fils de profs de -la rue Claude-Bernard. Paris a pu faire la gloire d'Ubu, il n'au- rait pu faire Ubu. Ainsi Guignol est de Lyon : ce qui est de

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