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ccueille avec terreur, on le déteste et on s’en venge ; le monde aime sa boue et ne veut pas qu’on l’agite. C’est pourquoi il tournera au plus vite l’affaire en plaisanterie ; car c’est avec des plaisanteries que ces gens-là viennent le plus facilement à bout de ces choses.

— Parlez plus nettement. Dites tout, le pressait Stavroguine.

— Au début, certainement, ils exprimeront leur horreur, mais elle sera plutôt feinte que sincère et n’aura pour but que de satisfaire les convenances. Je ne parle pas des âmes pures : celles-là seront horrifiées, mais elles s’accuseront et se tairont et ne se feront donc pas remarquer. Les autres, les gens du monde, ne craignent que ce qui menace directement leurs intérêts. Le premier étonnement, la première terreur conventionnelle passés, ceux-là justement riront. Votre folie leur paraîtra très curieuse ; car ils vous considéreront comme un peu fou, tout en vous accordant suffisamment de responsabilité pour pouvoir rire de vous. Supporterez-vous cela ? Votre cœur ne s’imprégnera-t-il pas d’une haine telle qu’elle vous détruira ? Voilà ce que je crains.

— Eh bien... et vous... et vous-même... je m’étonne que vous ayez une si mauvaise opinion des hommes ; avec quel dégoût vous les jugez ! répliqua Stavroguine quelque peu agacé.

— Croyez-vous ! s’exclama Tikhon, en parlant ainsi des hommes, je les jugeais surtout d’après moi-même.

— Y aurait-il donc en votre âme quelque chose qui se délecterait de ma souffrance.

— Qui sait ? peut-être bien. Eh ! oui, il se peut fort.

— Assez ! Dites-moi donc en quoi mon attitude vous paraît ridicule dans ce récit. Je le sais moi-même, mais je veux que vous me l’indiquiez du doigt. Dites-le-moi cyniquement, avec toute la sincérité dont vous êtes capable. Je vous le répète une fois de plus : vous êtes un grand original.