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536 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

vêtements de l'homme et le corps que Tchékhov voit transparaître au travers de ces vêtements.

L'homme nu — c'est aussi d'une certaine façon le pro- blème de Tolstoï, de Dostoïevsky. L'Ennuyeuse Histoire ne fait-elle pas songer à la Mort d'Ivan Ilitch ? Je parlais ici dernièrement de Bounine et rappelais aussi à propos du Monsieur de San Francisco le chef-d'œuvre de Tolstoï.

C'est justement ce qui nous rend Tchékhov si actuel aujourd'hui, tout comme ses aînés que nous comprenons autrement et mieux qu'auparavant. Si, sous certains rap- ports, Tchékhov semble avoir reculé dans le temps, sous d'autres il s'est rapproché de nous, il est'devenu notre con- temporain et nous sommes pour lui de bien meilleurs lec- teurs que ces gens de la fin du xix e siècle et du début du siècle présent dont les pieds reposaient sur un sol ferme et qui n'imaginaient même pas que la terre pût un jour manquer sous leurs pas. Nous autres, qui nous trouvons sur un terrain mouvant, qui avons vu se désagréger une immense société presque en quelques mois et avons assisté à la rupture de tous les liens sociaux, nous avons acquis au moins une liberté d'esprit, une passion du risque, une soif d'aventures que ne connaissaient pas nos pères, et aussi un dégoût profond pour toutes les formules, toutes les théories générales, tout ce qui tend à enclore la vie, à la limiter. Tchékhov, cet esprit libre et inquiet, est un des nôtres, car à nous aussi la nudité de l'homme est apparue, brusquement dépouillée dans la catastrophe russe de ses linges sociaux. Certes, il n'est pas beau, l'homme nu : il est même hideux, très souvent et parfois pitoyable, mais c'est peut-être parce qu'il se cachait toujours hon- teusement.

BORIS DE SCHLOEZER

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